ZERO DARK THIRTY – Comment une obscure employée de la CIA se retrouve habillée en super héros

par | 2013 | 2013, Chronique de Cinéma

ZERO DARK THIRTY

Ou comment une obscure employée de la CIA se retrouve habillée en super héros

 

Tout commence par une longue scène de torture. Un suspect subit plusieurs formes d’humiliations et d’agressions utilisées par l’armée américaine en Irak, et finit par donner quelques noms. Parmi eux figure celui d’un homme censé être le courrier de Ben Laden… et la polémique est lancée ! Plusieurs dirigeants politiques américains s’insurgent aussitôt contre ce qu’ils estiment être une contre-vérité historique. Ils soutiennent que le nom du courrier qui a conduit la CIA à la résidence de Ben Laden n’a pas été obtenu par la torture, contrairement à ce que suggère le film de Kathryn Bigelow. Mais celle-ci persiste et signe. C’est ainsi qu’elle répond à Isabelle Régnier, qui l’interroge lors de son passage à Paris le 17 janvier, que son scénario est parfaitement conforme à la réalité historique : « Son nom [c’est-à-dire celui du courrier] est sorti du « programme des détenus » [c’est ainsi qu’on appelle les méthodes d’investigation utilisant la torture autorisées à partir de 2002]. C’est un fait. La date exacte, qui a donné le nom ? Ces informations sont encore classifiées. » (Le Monde, 22/01/2013). Mais lors d’un entretien téléphonique donné quelques jours auparavant, depuis Los Angeles, à Frédéric Strauss (interview datée du 21/01/2013 sur Télérama.fr) la même Kathryn Bigelow a déclaré : « A aucun moment, je ne montre la torture comme ayant permis de faire aboutir les recherches. On voit, dans le film, que la torture est utilisée en vain pour arracher une information à un prisonnier et empêcher un attentat. Ce prisonnier mentionne ensuite certains noms lors d’un déjeuner très agréable qui lui est offert [en réalité lorsqu’on lui permet de se réalimenter après une longue période de privation de nourriture et de sommeil]. Mais cette piste aboutit à une impasse… »

On s’y perd, mais c’est normal. Après tout, ce film nous raconte l’histoire de gens qui ont accumulé pendant dix ans une multitude d’indices, échafaudé une foule d’hypothèses, suivi des milliers de pistes, sans jamais savoir quoi penser, y compris au moment de l’assaut final contre la villa-bunker : l’hypothèse que Ben Laden s’y trouve n’était validée qu’à 60% par la CIA. Dans la mesure où Kathryn Bigelow déclare vouloir mettre ses spectateurs « dans les godasses » des enquêteurs, il n’est pas étonnant qu’on éprouve la sensation d’un chaos invraisemblable où se mêle le vrai et le faux, l’assurance du propos et la légèreté des preuves avancées. Bref, on comprend que certains spectateurs, après avoir vu Zero dark Thirty, aient affirmé que la réalisatrice approuvait la torture, alors que d’autres y ont vu exactement le contraire.

Mais il serait dommage que cette polémique fasse oublier ce qui constitue indéniablement la force de ce film : traiter un événement d’actualité comme un mythe tout en donnant l’impression aux spectateurs qu’il est traité comme un fait historique. Et il faut croire que Kathryn Bigelow y a parfaitement réussi car la plupart des journalistes ont loué le caractère « réaliste » de son film ! Et pourtant, l’ensemble de sa mise en scène ne vise qu’à construire les trois pôles autour desquels s’organise tout récit mythique depuis l’antiquité : un monstre, un héros – ou, plus précisément ici, un super héros – et un parcours initiatique.

 

Le monstre

Au fil des siècles, les monstres se ressemblent. Ils incarnent le grand réservoir de violence qui hait la civilisation et sa domestication des désirs, le « Ça », aurait dit Freud. Le combat contre le monstre est donc toujours un combat contre le Mal dont le but est de rétablir l’ordre du Bien. D’ailleurs, pour convaincre le spectateur que Ben Laden est bien l’incarnation du mal à laquelle nous devrons croire tout au long du film, plusieurs attentats terrifiants d’Al Quaïda sont reconstitués dans la première partie, et le spectateur est chaque fois invité à penser qu’il en est l’organisateur direct. La réalité est sensiblement différente : on sait aujourd’hui que les cellules d’Al Quaida ne sont pas organisées selon un modèle pyramidal qui mettrait Ben Laden au sommet, mais plutôt selon un modèle horizontal qui leur donne une grande liberté d’action. Le « chef suprême » n’est pas derrière chaque initiative. Et ce n’est pas la seule entorse à la réalité que se permet Kathryn Bigelow pour faire de Oussama Ben Laden l’incarnation du mal. Elle passe également sous silence la connivence du gouvernement américain avec lui, au moment où il menait des opérations contre l’armée russe en Afghanistan. Et elle se garde bien aussi d’évoquer les excellentes raisons qu’ont certains peuples trop longtemps exploités par les multinationales américaines de haïr les Etats-Unis et la pax americana. Bref, elle évite de « contextualiser » Al Quaida… D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’opération menée contre Oussama Ben Laden porte comme nom de code Geronimo. Ce chef indien fut en d’autres temps, pour le gouvernement américain, un autre ennemi à abattre. Que l’expédition destinée à exécuter Ben Laden soit désignée ainsi montre à quel point les Etats Unis sont loin, dans les faits, de la  reconnaissance de l’ethnocide programmé qu’ils ont appliqué au peuple indien !

Mais c’est dans l’attaque de la villa fortifiée de Ben Laden que Kathryn Bigelow est la plus à son aise avec la mythologie antique du monstre non humain. Elle construit son film de telle façon que cette maison s’impose aux yeux du spectateur comme un véritable labyrinthe digne de celui du Minotaure. Rien n’est fait, dans les séquences précédant l’assaut, pour qu’il puisse en comprendre l’architecture. Là où un autre réalisateur aurait choisi de nous montrer une préparation de l’action dans laquelle chaque porte et passage serait présenté au commando – et du même coup aux spectateurs -, Kathryn Bigelow nous montre celui-ci en découvrir les méandres à chaque pas, un peu comme Thésée s’avançant vers le monstre. Est-ce pour forcer cette analogie dans l’esprit du spectateur qu’un plan nous montre une longue corde enroulée sur elle-même au moment où les Navy Seals sortent enfin du bâtiment, comme une métaphore du fil d’Ariane ?

Jusqu’ici, tout fonctionne bien, mais Kathryn Bigelow se heurte pourtant à une difficulté : dans les récits mythologiques, la fin du monstre signe le retour à la paix et à l’harmonie, et elle ne peut évidemment pas faire croire que la mort de Ben Laden signifie la fin du terrorisme. Qu’à cela ne tienne, Maya a quand même sauvé ce qui constitue pour beaucoup d’Américains le cœur de la civilisation, les USA. La preuve est qu’elle déclare à son chef : « Vous savez bien que si Ben Laden est tué, le terrorisme se concentrera sur les pays occidentaux. C’est Ben Laden qui demande aux terroristes de frapper l’Amérique ». La victoire de Maya ne débarrasse pas le monde du terrorisme, mais elle en écarte les coups de l’Amérique. Les européens apprécieront…

Et puis, il reste la force des images allusives. De Ben Laden, nous ne verrons finalement qu’un peu de barbe émergeant du sac où son corps a été placé. Mais pas n’importe quelle sorte de barbe : une barbiche dressée vers le ciel, et qui porte en français le nom de… bouc ! Tous ceux qui se souviennent de la grande barbe qu’il arbore dans ses cassettes de propagande seront évidemment étonnés. Pourquoi un bouc ? Serait-ce parce que dans la mythologie chrétienne, le bouc est le signe distinctif… du diable ?

 

Héros et super héros

Face au démon, se tient le héros civilisateur. Pendant longtemps, son modèle était le héros antique. Il ne connaissait ni le doute, ni la peur, et son combat pour l’harmonie se devait de n’utiliser que des moyens compatibles avec l’idéal qu’il défendait. Il avait souvent un ami ou plusieurs, et il était reconnu et honoré par sa communauté qui lui avait délégué la fonction d’éradiquer le mal. L’accomplissement de sa mission lui donnait parfois un caractère sacré, voire de demi-dieu. Le chevalier du moyen âge engagé dans un combat contre le diable s’inspirait encore de ce modèle, tout comme les cow-boy des premiers westerns hollywodiens. Mais tout au long du XXemes siècle, l’occident s’est mis à douter de la justesse de ses combats. Les moyens employés lui sont apparus parfois opposés aux idéaux qu’il mettait en avant,  les massacres justifiés par les grandes entreprises civilisatrices se sont imposés dans leur inhumanité et leur horreur, et les héros ont changé : ils ont senti peser sur eux le poids de leur charge, ils se sont questionnés sur le bien fondé des missions qui leur étaient confiées, ils sont devenus « fatigués », un mot commode pour éviter de dire qu’ils devenaient… déprimés. D’autant plus que leurs doutes pouvaient susciter l’incompréhension de leur entourage, à commencer par ceux dont ils avaient reçu leur mission. Ces héros là sont devenus, au fil des siècles, un peu moins héros et un peu plus humains, de telle façon que tous ceux qui se sentaient malmenés ou humiliés par la vie pouvaient se rêver à travers eux un destin exceptionnel.

Mais un nouveau tournant leur a donné un nouveau visage. Les totalitarismes du XXeme siècle ont confronté à des sociétés dans lesquelles les pouvoirs légitimes, tels que la police, l’armée et la justice étaient corrompus. Ces pouvoirs ne défendaient plus l’intérêt des citoyens, mais le leur. Pire encore, leur emprise menaçait les libertés et les valeurs que les premiers héros grecs avaient justement pour mission de défendre. Ces nouveaux héros ne s’opposent donc plus seulement à un monstre identifiable, mais à un système entier dont ils sont eux-mêmes partie prenante. Non seulement leur communauté ne les soutient pas, mais ils sont souvent incompris et solitaires, et ne trouvent leur force qu’en eux-mêmes, dans leurs convictions morales. On les a appelé des « superhéros » à cause de leurs pouvoirs souvent exceptionnels, bien que ceux-ci ne soient pas indispensables. Maya, la jeune employée de la CIA du film de Kathryn Bigelow, en fait partie.

Maya (interprétée par Jessica Chastain) est sans famille, ni ami, ni amant, absolument isolée du début jusqu’à la fin.  Elle n’a pas même un animal domestique, contrairement à son collègue tortionnaire qui élève quelques singes sur une base secrète de la CIA. Lorsqu’elle pense avoir identifié la cachette de Ben Laden, personne ne la croit. Elle persiste en inscrivant quotidiennement sur la vitre du bureau de son supérieur le nombre de jours qu’elle estime perdus pour l’exécution du fondateur d’Al Quaïda, mais personne ne la prend au sérieux. Bien au contraire, elle passe pour une femme rigide qui persécute facilement ceux qui s’opposent à elle.

Or ces caractéristiques sont justement celles qui différencient le super héros du héros antique traditionnel, ou, si on préfère, le héros du troisième genre au héros du premier genre. Alors que celui-ci est inséré dans son environnement et que sa renommée le précède partout, c’est le contraire pour le super héros : il est la plupart du temps un outsider étranger à la ville ou à la planète qu’il protège, et lorsqu’il s’installe dans une communauté, il reste toujours isolé et solitaire. Il est rejeté par les autres, plutôt mal vu, voire méprisé. Ses collègues se moquent volontiers de lui, ou ne le croient pas lorsqu’il énonce le danger, ce qui contribue encore à augmenter sa solitude.

De même, alors que le héros traditionnel gagne dans ses combats des armes ou des pouvoirs dont il fait profiter son entourage lorsqu’il revient au pays, le super héros est désintéressé, et d’ailleurs souvent masqué : il n’agit qu’en fonction de hauts principes moraux, et pour parvenir à ses buts, il renonce à toutes formes de satisfactions, notamment sexuelles. A la différence du héros, sa victoire finale est acquise par sa détermination et sa force morale bien plus que par ses prouesses physiques.

Enfin, le super héros a souvent une face sombre contre laquelle il est en lutte permanente : il a connu le mal de très prêt et c’est pour cela qu’il le combat. Cette motivation personnelle explique son acharnement. Par exemple, Batman a assisté à l’assassinat de ses parents lorsqu’il était petit, et l’enfance de Spiderman n’est qu’une succession d’humiliations et de rejets. Or, Maya nous apprend, dans le film de Kathryn Bigelow, qu’elle a été recrutée par la CIA dès la fin de ses études : aurait-elle vécu dans sa jeunesse des épreuves traumatiques susceptibles d’expliquer que la CIA se soit intéressé à elle en pariant sur sa détermination ? Est-ce la raison pour laquelle elle est capable de se montrer si froide et sans pitié pour les suspects qu’elle torture ? En tous cas, au début du film, on la voit enlever sa cagoule afin de fixer à visage découvert un suspect musulman torturé et nu devant elle. Dix ans de sa vie vont donc être consacrés, dans la solitude la plus extrême et sans jamais s’accorder le moindre repos, à découvrir la cachette de Ben Laden. Dix ans pendant lesquels elle fera preuve d’une détermination qu’on aurait cru réservée à l’inspecteur Javert poursuivant infatigablement Jean Valjean dans Les Misérables, et où sa traque obsessionnelle sera constituée en fin justifiant tous les moyens. On la voit rentrer chez elle un soir d’enquête, cachée sous un voile islamique, et s’ouvrir un soda pour regarder seule la télévision. Et on se prend à espérer que la jeune femme réelle qui a inspiré la réalisatrice n’a pas vécu la même effroyable solitude.

 

Un parcours rédempteur

Pour que la partie se joue jusqu’à la fin entre le monstre et le super héros, il fallait évidemment qu’aucun autre interlocuteur ne vienne s’interposer entre eux. C’est pourquoi, dans le film de Kathryn Bigelow, le président Obama n’est pas convié par le commandant des troupes spéciales à assister à l’exécution de Ben Laden par camera interposée, comme il semble bien que cela ait eu lieu en réalité.

L’identification du corps de Ben Laden est une autre occasion pour Kathryn Bigelow de filer la métaphore mythologique. Après le retour du commando, c’est Maya, et elle seule, qui est invitée par le commandant en chef de la base à identifier le cadavre. C’est comme si une vieille complicité secrète les reliait tous les deux… alors qu’elle ne l’a évidemment pas plus rencontré qu’aucun des autres agents de la CIA ! Cette scène défie toute vraisemblance – il est probable que le cadavre de Ben Laden a été authentifié par des procédés scientifiques bien plus rigoureux qu’un simple coup d’œil -, mais elle coïncide absolument avec le parti pris mythologisant de la réalisatrice.

Enfin, et là encore dans la plus pure tradition mythologique, la mort du monstre ne révèle pas seulement les qualités du super héros, elle lui permet d’expurger sa sauvagerie. Maya a été présentée tout au long du film comme une employée maniaque et procédurière qui terrifiait ses supérieurs, la fin du film doit encore nous révéler que sa violence était justifiée par celle du monstre qu’elle combattait. Une fois celui-ci terrassé, Kathryn Bigelow nous montre donc Maya verser sa première larme, comme le signe qu’elle peut enfin se réconcilier avec son humanité cachée. Sa violence intérieure a été positivée. La mort de Ben Laden signe la fin de son renoncement à son humanité. Elle a achevé son parcours initiatique, et nous l’y avons accompagnée. Mais, là encore dans la logique des super héros, elle se retrouve seule, alors qu’on aurait pu s’attendre à la voir faire la fête avec les quelques fidèles qui lui ont permis de traquer le chef d’Al Quaida…

Alors, comme un saint qui a terminé sa mission sur terre, Maya monte au ciel : un énorme transporteur de troupes a été mobilisé rien que pour elle. Elle y est seule. Nous ignorons où elle part… Peu importe d’ailleurs, car nous pressentons qu’une solitude plus grande encore l’attend. Elle n’est plus seulement l’image du super héros vertueux qui retourne à sa solitude après avoir tué le monstre psychopathe, mais celle du héros sacré que son acte destiné à rétablir l’ordre du monde a élevé au dessus du commun des mortels et rendu intouchable.

 On voit que tout au long de son film, Kathryn Bigelow a mélangé des références mythologiques diverses, faisant tantôt de Maya un super héros solitaire et d’autres fois un héros sacré, tandis que Ben Laden reste, quant à lui, un monstre plutôt traditionnel, tapi dans son antre où il faut aller le dénicher, bien loin du super méchant des mythologies contemporaines qui va et vient entre le monde occulte sur lequel il règne et celui des simples mortels qu’il rêve d’anéantir. Mais un tel métissage est aujourd’hui la règle dans la création contemporaine. Et il ne change rien à l’essentiel : avec ce film, Hollywood est plus que jamais dans son rôle de construire une mythologie à la gloire de l’Amérique, et plus précisément à la gloire des travailleurs de l’ombre de la CIA. Autant dire que ceux qui ont cru y voir le récit circonstancié d’un événement d’actualité n’y ont vu en réalité… que du feu.

 

 

Bibliographie

Lawrence, John Shelton and Robert Jewett. (1977) The American Monomyth. New York: Doubleday.

Lawrence, John Shelton and Robert Jewett. (2002) The Myth of the American Superhero. Grand Rapids, Michigan: Eerdmans.

Tisseron S. (2000) Petites Mythologies d’aujourd’hui, Aubier.