Parasite

par | 2018 | 2018, Chronique de Cinéma

Parasite, de Bong Joon-Ho

Ou l’esprit de famille

 

Avec son film Parasite, qui a remporté la palme d’or au festival de Cannes en 2019, le cinéaste sud-coréen Bong Joon-Ho nous raconte l’histoire de deux familles diamétralement opposées que seul le hasard a rapproché. Une histoire qui rappelle les fables de La Fontaine dans lesquelles le rat des champs s’oppose au rat des villes, le chien au loup, le savetier au financier, et où souvent « tel est pris qui croyait prendre ». L’histoire d’une famille très riche et d’une autre très pauvre, qui pourtant partagent une seule et même préoccupation.

 

Incrustation

Les Ki-taek vivent au fond d’une sorte d’impasse, dans un sous-sol humide que la lumière du soleil n’atteint jamais, de telle façon que les enfants doivent garder le bras levé pour capter ce que leur père appelle « le Wi-fi tout-puissant ». Dans cette famille, tout le monde est au chômage. Ki-woo, le garçon, rêve de faire des études, mais le dénuement familial le lui interdit. Les Park, eux, vivent dans une maison d’architecte perchée sur une colline qui domine la ville, au milieu d’un parc magnifique, et les deux enfants, plus jeunes, y bénéficient de toute l’attention de leur mère et d’une gouvernante dévouée. Le peuple d’en bas et le peuple d’en haut, le bouge et le château, l’ombre et la lumière.

Un ami de Ki-woo, assez riche pour fréquenter l’université, va servir d’intermédiaire entre ces deux familles, en lui proposant de le remplacer pour donner des cours d’anglais à la fille Park, car il part en voyage. L’argent est facilement gagné, la famille décrite comme adorable, et l’adolescente amoureuse de son professeur. C’est justement la raison pour laquelle ce camarade de Ki-woo a pensé à lui : il ne risque pas, pense-t-il, de lui voler sa copine ! Si les riches n’ont aucune raison de se méfier des pauvres, ils oublient facilement que la réciproque n’est pas vraie. La suite montrera qu’ils ont tort. Mais comment être admis dans une telle famille sans le sésame du diplôme universitaire ? Le savoir-faire de la fille Ki-taek intervient alors : Ki-jung fabrique les faux diplômes dont son frère a besoin. Ainsi commence la solidarité familiale.

Ki-woo ne tarde pas à lui rendre la pareille. Il remarque l’inquiétude de la maîtresse de maison concernant son plus jeune fils, très agité, qui dessine des personnages étranges aux yeux exorbités. Il lui propose alors les services d’une art-thérapeute géniale… en l’occurrence sa sœur, qui réussit, elle aussi, à embrouiller la mère ! Peu après, Ki-woo et Ki-jung, qui ne manquent pas d’imagination ni de roublardise, parviennent à semer le doute sur les compétences du chauffeur et de la gouvernante, et à faire embaucher leur père et leur mère à leur place. Officiellement, les quatre ne se connaissent pas, bien entendu !

 

Parasite toi-même

Une fois les Ki-taek dans la place, chaque famille s’efforce de défendre ses intérêts avec les moyens qui sont les siens, tout en restant dans son rôle. Mme Park paie généreusement les services de ses salariés, mais c’est une façon de se convaincre de leurs compétences. Son mari, de son côté, parle parfois à son nouveau chauffeur comme à un vieil ami, mais il sait, le cas échéant, le rappeler à l’ordre. Le rapport hiérarchique entre employeurs et employés de maison est bien réel, même si la familiarité qui lie les uns aux autres le fait facilement oublier. Et, comme le dit Mme Ki-taek : « Elle est gentille, Mme Park, mais si j’avais tout ça [et elle désigne d’un geste large la maison et le jardin], moi aussi je serais gentille. » Le film s’appelle Parasite, mais qui sont les parasites de qui ? Les Ki-taek, qui s’incrustent chez les Park en rêvant de prendre leur place, ou bien ces derniers, dont la fortune se construit sur l’exploitation des couches populaires, auxquelles appartiennent les premiers ? Le discours néolibéral invite à considérer les hiérarchies de classes, souvent peu visibles, comme des vestiges du passé, mais elles existent bel et bien, même si nous préférons les ignorer. Le film de Bong Joon-Ho raconte ce qui arrive lorsque deux classes, incarnées ici par deux castes familiales, se télescopent.

 

Crispations

Petit à petit, les crispations s’accumulent. Un jour, une pluie terrible s’abat sur la ville et inonde l’appartement des Ki-taek, qui doivent être hébergés dans un gymnase et récupèrent des vêtements secs dans une distribution gratuite. Or, Mme Park, véhiculée quelques heures plus tard par son chauffeur, confie à une amie au téléphone que cette pluie a été salutaire pour leur jardin. Le visage crispé et le silence de M. Ki-taek montrent que la fièvre est en train de monter.

C’est finalement une réflexion du jeune Park qui concrétise les animosités. Il remarque que le chauffeur et la gouvernante sentent la même odeur, odeur que dégage également la jeune fille censée être son art-thérapeute. Ainsi, de la même façon qu’un enfant déclare dans le conte d’Andersen[1] que le roi est nu, un enfant découvre ici que ces trois personnes, censées ne s’être jamais rencontrées avant leur embauche, pourraient bien en réalité appartenir au même groupe. L’idée va faire son chemin…

Le père Ki-taek prend dès lors l’habitude de renifler le col de sa chemise, et à chaque fois que le maître de maison détourne son visage de lui, sa colère monte un peu plus. Un jour, il l’entend déclarer que cette odeur est celle du vieux linge sale. C’est le mot de trop. Les faux diplômes n’y ont rien fait, les sourires et les efforts d’adaptation non plus. Le pauvre « pue », il garde son odeur de pauvre, même s’il change de vêtements tous les jours. Alors, la honte et la rage s’installent chez ce père de famille, même s’il n’en laisse rien paraître. Jusqu’au dénouement final, qui montre jusqu’où ces émotions peuvent mener, indépendamment de toute logique et de toute préservation de ses intérêts propres.

Car quiconque a connu un jour la honte a connu aussi la rage, et la porte en lui. Je ne parle pas ici de cette forme mineure de la honte qu’est la pudeur, dont les effets sont essentiellement protecteurs, mais de l’humiliation qui fait perdre les repères, parce qu’on ne peut pas se reconnaître dans le regard d’autrui et qu’on est pourtant obligé, pour survivre, de faire comme si c’était le cas. En obtenant son poste grâce à un mensonge, M. Ki-taek avait tenté de refonder son identité. Il n’était plus un paria, mais l’employé d’une excellente maison dont la qualité allait rejaillir sur lui, améliorant sa condition. Or, l’attitude du maître de maison le confronte avec violence à l’impossibilité d’échapper à son statut, quels que soient ses efforts pour y parvenir. L’odeur de la pauvreté lui colle au corps et le désigne comme inassimilable par la caste supérieure. La rage s’impose alors comme la seule façon de d’effacer cette honte. En s’attaquant à l’auteur de son humiliation, il rompt le lien de honte, au risque de se détruire lui-même. 

 

Solidarité familiale

Entre les Park et les Ki-taek il existe donc une frontière infranchissable. La gentillesse des premiers est superficielle, ils ne cherchent ni à mieux connaître ni à comprendre les Ki-taek. En retour, ceux-ci les méprisent et sont impitoyables avec eux, mais ils n’éprouvent non plus aucune pitié pour les employés dont ils organisent le renvoi à coups de mensonges pour prendre leur place, alors que les uns et les autres appartiennent à la même classe sociale. Mais ces deux familles, la riche et la pauvre, ont un point commun : elles font preuve d’une solidarité sans faille vis-à-vis de leurs proches. Les Park comme les Ki-taek sont capables d’aller très loin pour favoriser les membres de leur famille, à commencer bien entendu par leurs enfants.

Bong Joon-Ho nous montre que si les classes sociales sont moins marquées et les solidarités sociales moins organisées par les partis politiques, les syndicats ou l’église, l’esprit de famille, en revanche, règne partout, et qu’il est aveugle et féroce. Les Park et les Ki-taek sont animés par la même conviction. Chacun des protagonistes pourrait dire : « Rien n’importe plus que ma progéniture, et elle vaut tous les efforts. »

 

[1] Les Habits neufs de l’empereur.