Ma vie de courgette – Ces objets qui participent à notre résilience

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Ces objets qui participent à notre résilience

A propos de Ma vie de courgette[1]

 

« Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin » disait Jules Renard. Quand on découvre l’internat dans lequel sont pris en charge les enfants mis en scène dans Ma vie de Courgette, on est en effet tenté de lui donner raison ! Les éducateurs y sont tellement généreux, attentifs et affectueux ! Des parents parfaits ! Mais quand on apprend les difficultés auxquelles ces enfants ont été confrontés, on pense aussitôt qu’ils le méritent bien. Car tous ont eu une histoire terrible : viol, maltraitance, meurtre ou suicide des parents… Et ils s’en sortent ! On pense bien sûr à la fameuse résilience et au rôle qu’y prend l’entourage. Mais ce film nous mène sur une autre voie, et c’est son originalité. La capacité de résilience de Courgette, avant d’être relayée par des humains attentifs et affectueux, va s’étayer sur… des objets.

 

Avec pour tout bagage…

Courgette, de son vrai nom Icare, habite dans une soupente, au-dessus de l’appartement de ses parents. Son père est « parti avec une poule », lui a dit sa mère. La phrase est toujours restée énigmatique pour l’enfant. Et pour tenter de donner une forme à cette histoire, il s’est construit un cerf-volant. Sur la face supérieure, il a dessiné un super héros, et sur la face inférieure, une poule… L’un de ses jeux favoris consiste à faire voler l’objet de sa fenêtre. Peut-être sa mère lui a-t-elle dit aussi que son père s’était « envolé avec une poule » ? Plus tard, au policier qui lui demandera où est son père, Courgette répondra en sortant de son cartable le cerf-volant et en montrant la figure de super héros qu’il y a peinte. A défaut de savoir où son père se trouve, et même peut-être qui il est, l’enfant a décidé de s’en créer une image et d’’attribuer à celle-ci le pouvoir d’incarner le disparu, un peu comme un primitif se construit un totem et décide que la divinité dont il attend protection y a élu domicile, A défaut d’un père réel, Courgette s’est bricolé une image de père dont il attend le même résultat : lui permettre d’intérioriser une figure paternelle sur laquelle il puisse s’appuyer en cas de nécessité.

C’est d’autant plus important que du côté maternel, les choses ne valent guère mieux. La mère de Courgette, passe ses journées à regarder la télévision en buvant bière sur bière. Elle jette les canettes vides tout autour d’elle et Courgette les recueille pour s’en construire une pyramide dans sa chambre. Mais la pyramide s’effondre, les boîtes déboulent de la mansarde qu’il occupe vers l’appartement du dessous, et dérangent sa mère qui, furieuse, monte pour punir l’enfant. Pris de panique, celui-ci ferme brutalement la trappe de sa chambre et précipite sa mère au bas de l’échelle qui réunit les deux étages. Ainsi meurt-elle, et Courgette pense qu’il l’a tuée. Il est dirigé vers un foyer d’accueil. Le policier qui l’auditionne et lui annonce cette nouvelle lui demande de prendre ses affaires. Une fois arrivé au foyer, l’éducatrice lui montre le grand tiroir dans lequel il peut les ranger. Nous assistons alors au déballage des seules « affaires » que Courgette a apporté avec lui : le cerf-volant fabriqué en mémoire de son père, et une canette de bière vide, évidemment en souvenir de sa mère.

 

Des objets de mémoire vivante

Le cerf-volant et la canette vide constituent les liens ténus qui permettent à Courgette de garder un lien avec ses deux parents. C’est pourquoi il ne supporte pas qu’un autre enfant s’empare de l’un ou de l’autre et devient fou d’angoisse et de rage si quelqu’un menace de jeter la précieuse canette ou de laisser s’envoler le cerf-volant. Ces deux objets ne le relient pas seulement à son passé. Ils lui permettent aussi de faire face à son avenir sans renoncer à tout ce qu’il a vécu auparavant. Mais s’ils sont chacun porteur de mémoire, ils ne le sont pas de la même façon.

Commençons par le cerf-volant. Il témoigne d’une mémoire consciente et vivante. Au policier qui lui demande qui est son père, Courgette répond en présentant le cerf-volant. Il s’agit pour lui d’un objet ludique, sans fonction utilitaire, mais dans nos vies d’adulte, un grand nombre d’objets chargés de la mémoire d’un disparu peuvent en même temps être associés à une fonction d’usage. Les deux ne s’opposent pas. Ainsi une personne peut -elle ne pas vouloir se débarrasser d’un vieux fauteuil usagé. Il s’avère que c’est le fauteuil dans lequel elle a toujours vu son père assis, et sur lequel elle aimait tellement s’installer quand elle était enfant. Pour une autre, c’est une table qui importe par dessus tout. Là aussi, l’intéressé en parle facilement. C’est la table autour de laquelle la famille se réunissait pour dîner ensemble avant que les enfants n’aient quitté la maison.

On comprend pourquoi il est si difficile de nous séparer de tels objets malgré l’usure dont ils finissent tôt ou tard par témoigner. Nous les conservons le temps qu’il faut pour installer en nous les représentations privilégiées que nous y avons enfermées. Pour Courgette, le processus d’appropriation d’une image paternelle semble finalement avoir réussi ! Le gendarme attentionné qui vient le voir à l’orphelinat y est certainement pour beaucoup, mais c’est au héros du cerf-volant qu’il choisit de s’identifier à l’occasion d’un bal masqué organisé par le couple d’éducateurs. Il porte alors sur le visage le même masque que celui qu’il avait dessiné à son père sur son cerf-volant, montrant par là qu’il a intériorisé l’image de celui-ci. Tel père sur le cerf-volant, tel fils au bal masqué !

 

Des objets de commémoration silencieuse

Pour la canette de bière, les choses sont différentes. Elle semble bien témoigner d’une mémoire traumatique. Celui qui dépose une partie de son histoire dans un tel objet est ambivalent. D’un côté, il pense qu’il devra tôt ou tard intégrer dans son histoire et dans sa personnalité ce qu’il y a déposé, mais d’un autre côté, il craint de s’y confronter. Courgette joue avec son cerf-volant, mais garde la cannette de bière vide dans un tiroir. Cette attitude ambiguë se retrouve dans la place faite à de tels objets dans nos maisons. À la différence de ceux qui sont un support de mémoire vivante, les objets porteurs de mémoire en sommeil ne sont pas utilisés dans la vie quotidienne. Ils sont volontiers placés sur une étagère difficilement accessible ou derrière la glace d’une vitrine : ils sont visibles, mais hors de portée, tenus à une distance respectable. C’est bien compréhensible. Leur propriétaire craint de réactiver les expériences pénibles associées à ces objets à un moment où il ne se sentirait pas capable d’y faire face. Mais en même temps, leur propriétaire espère toujours pouvoir s’approprier ce qu’il y a déposé. Cette ambivalence aboutit à un compromis. Ces objets sont gardés, mais pas pour être utilisés.

La confrontation à ce type d’objet est évidemment considérablement facilitée si elle est médiatisée par un interlocuteur bienveillant, c’est-à-dire par une personne qui sait à la fois questionner la présence de cet objet et écouter les propos amers ou tristes qu’il suscite. Courgette ne fera pas cette expérience, mais il permettra à Camille de se confronter à une mémoire traumatique par objet interposé.  Camille ne rate en effet jamais sa cible au tir à la carabine. Elle est incroyablement précise et rapide ! A Courgette qui s’en étonne, elle répond que son père lui a appris à tirer, puis, l’air songeur est triste, elle ajoute « et puis après, après… », et reste muette. Le spectateur sait que son père a tué sa mère qui le trompait d’un coup de fusil, puis s’est suicidé ensuite de la même façon, le tout devant la fillette. Courgette a consulté son dossier en cachette et n’en dit rien. Il faudra que la relation évolue entre eux pour qu’il puisse en être question.

 

Donner un objet pour résilier un passé traumatique

Les objets dont nous nous entourons n’ont pas seulement cette fonction de mémoire et d’étayage de notre résilience. Ils ont aussi une fonction de relations. Ils nous permettent de dire la complicité ou l’affection. C’est le cas du petit bateau que Courgette offre à Camille dont il est tombé amoureux. Ce bateau, tout indique qu’il l’ait fabriqué à partir du métal de la cannette de bière qui était censée symboliser le lien à sa mère. C’est d’ailleurs le moment où il le lui offre que Camille lui raconte comment elle a échoué dans cet orphelinat, et que Courgette lui parle de sa propre vie.

Le plus souhaitable pour un objet de mémoire est en effet qu’il puisse être intégré dans un échange vivant. C’est ce travail dans lequel est engagé depuis quelques années la Cité de l’immigration, dans le 12 ème arrondissement de Paris. Elle recueille et valorise des objets qui ont permis à certaines personnes de franchir le passage entre un ancien espace où ils ont vécu une première vie, et un nouvel espace où ils sont appelés à en vivre une nouvelle, celui de la terre d’accueil. Pour l’un, c’est un instrument de musique traditionnel, pour un autre, une boite d’allumettes du pays d’origine, pour un troisième un couteau acheté avant le départ. Ces objets n’ont pas seulement accompagné leur propriétaire, ils ont aussi, n’en doutons pas, servi de support à leur mémoire. En effet, à chaque fois que l’objet a été touché, manipulé et montré, les souvenirs qui avaient pu lui être associées ont été remaniées. Car l’esprit ne cesse jamais de réinterpréter sa vision du monde. Les travaux de Edelman l’ont confirmé en montrant que le souvenir est une re-création d’une expérience passée par la réactivation du groupe neuronal frayé par l’événement inaugural, et que cette création nouvelle est déclenchée par une situation proche de l’expérience initiale, notamment du point de vue de ses résonances sensorielles et émotionnelles. L’objet concret gardé en souvenir constitue ce support privilégié de résonances. Il réactive sans cesse la mémoire du passé et permet à son propriétaire de la remanier d’une façon qui corresponde aux nouvelles représentations qu’il se fait de lui-même et du monde. Les albums de photographies de famille nous permettent de renforcer nos souvenirs agréables, et d’en modifier le récit en fonction de notre présent. Les objets du passé font plus : ils permettent également de remettre sur le métier les souvenirs traumatiques, d’en dé-tricoter les diverses composantes et de les re-tricoter d’une façon conforme à l’idée nouvelle que nous faisons de nous, de notre parcours et des autres. Les récits successifs du souvenir traumatique métabolisent en effet peu à peu sa charge douloureuse et le rendent utilisable pour de nouvelles élaborations imaginaires. Ce qui ne pouvait être d’abord que revécu peut finalement être raconté, daté et dépassé. La réminiscence brutale et invasive de l’expérience traumatique, revécue à chaud comme si la situation était actuelle, fait place à une évocation qui confirme son statut de souvenir du passé.

De ce point de vue, Le cerf-volant et la cannette de Courgette incarnent moins deux modes de relations différents à un objet que deux moments différents dans un parcours mémoriel : au début du film, le cerf-volant est déjà un objet de mémoire vivante, tandis que la canette ne le devient que peu à peu au cours du film jusqu’à sa transformation en bateau et son cadeau à Camille.

Il en est exactement de même des dons faits à la Cité de l’immigration. Comme la canette pour Courgette, ils ont d’abord été des reliques porteuses d’une histoire intime, le témoignage des souffrances de ceux qui les ont préservés tout au long de leur parcours migratoire, parfois dans des conditions très difficiles. Mais en faire don, c’est accepter que d’autres y associent leurs propres souvenirs et leurs propres représentations. C’est une façon de changer de regard sur eux, de lâcher prise, une manière de dire : « Au musée maintenant de témoigner de mon parcours passé, je lui donne le relais, et je me tourne vers l’avenir ». C’est une forme réussie de deuil. L’objet donné, et la présentation publique qui en résulte dans l’espace du musée, clôt alors leur parcours de mémoire personnelle ou familiale tournée vers le passé pour les insérer dans une mémoire sociale tournée vers l’avenir.

C’est aussi le sens du geste de Courgette. D’ailleurs, il choisit d’offrir cet objet à Camille au moment où ils sont tous deux devant une étendue d’eau gelée. Courgette « brise la glace » – un geste hautement symbolique ! – et place le petit bateau à mi-chemin entre eux deux, comme un lien. En se séparant volontairement de cet objet dont il a transformé l’apparence, Courgette modifie l’image qu’il a de lui-même et le sens même de son histoire : les canettes de bière l’ont privé de sa mère, il est maintenant celui qui en fait don à un être cher. Il indique par là qu’il tourne maintenant son regard ailleurs et qu’il est capable de renoncer à ce qu’il a irrémédiablement perdu.

 

 

Bibliographie

Edelman G. (1992). Bright Air, Brilliant fire: on the Matter of Mind, New York, Basic Books.

Tisseron S. (2015). Comment l’esprit vient aux objets, Paris, PUF (1998).

 

[1] Film d’animation de Claude Barras, sortie le 19 octobre 2016