The Revenant – Une apologie de la filiation

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

The Revenant

D’Alejandro González IÑÁrritu

Une apologie de la filiation

 

A en croire les critiques cinématographiques qui ont accompagné la sortie de The Revenant, trois fois primé aux Oscars1, ce film n’a rien à voir avec des histoires de famille. Les journalistes parlent d’un trappeur laissé pour mort après l’attaque d’un grizzli, de vengeance implacable et d’épreuves inhumaines imposées par le réalisateur aux techniciens, aux comédiens… et aux spectateurs ! Bref, peut-être vous êtes-vous abstenu d’aller le voir en jugeant que votre âme était trop sensible et la vie trop difficile pour vous imposer une épreuve de plus. Mais vous auriez eu tort, car vous auriez manqué un merveilleux film sur l’importance, pour tout être humain, de se situer dans une filiation.

Bien sûr, dans le monde mis en scène par Alejandro González Iňárritu, tout est hostile et violent à l’homme. Mais c’est peut-être pour cette raison, justement, qu’une force unique semble guider les principaux personnages : le maintien ou la recherche d’une filiation, seule à même de donner un sens à leur vie. Qu’il s’agisse de tuer ou de se laisser mourir pour sauver son enfant, ou de se chercher une figure tutélaire à laquelle s’identifier, The Revenant ne nous parle que de filiation. Hugh Glass, le héros principal (interprété par Leonardo DiCaprio), ne vit que pour et par son fils, Elk Dog, le chef des Indiens Arikaras ne pourchasse les trappeurs que pour retrouver sa fille enlevée par l’un d’entre eux, le grizzli déchiquette Glass pour protéger ses oursons, et le plus jeune des trappeurs, Jim Bridger (Will Poulter), erre à la recherche d’une figure paternelle.

 

Glass ne vit que pour son fils

Commençons par Hugh Glass2, qui sert de guide à un groupe de trappeurs anglais dans des territoires hostiles. Il est accompagné par son fils Hawk qu’il a eu avec une indienne Pawnee. Un jour, en son absence, des militaires ont incendié leur village et tué sa femme. Glass est arrivé juste à temps pour sauver Hawk. A l’un des trappeurs qui lui demande s’il est vrai qu’il a déjà tué un officier, Glass répond sobrement : « j’ai tué un homme qui voulait tuer mon fils. » Face aux liens de filiation, aucune hiérarchie et aucune autorité ne tient. Hawk s’impose en effet très vite comme la seule raison de vivre de Glass, qu’il s’agisse de vivre ou de mourir pour lui. Après la violente attaque du grizzli, Glass est confié par le chef de l’expédition, Andrew Henry (interprété par Domhnall Gleesen), à une équipe réduite – John Fitzgerald, Hawk et Bridger – chargée de l’enterrer le moment venu. John Fitzgerald (Tom Hardy) convainc Glass que personne n’échappera aux Indiens Arikaras si le trio reste prêt de lui à attendre sa mort, et qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’il accepte de mourir. Glass accepte pour sauver son fils, mais tout bascule lorsque Hawk surprend Fitzgerald en train d’étouffer son père. N’étant pas informé du contrat passé entre les deux hommes, il attaque Fitzgerald, qui le tue sous les yeux de son père, impuissant sur sa civière. Le contrat est brisé par ce meurtre. Il ne s’agit plus pour Glass de mourir, mais au contraire de vivre coûte que coûte pour venger son fils. Les trois quarts restants du film nous montrent les épreuves incroyables qu’il est capable de surmonter pour accomplir sa vengeance. Celle-ci étant devenue sa seule raison de vivre, Glass se retrouve, aussitôt après l’avoir assouvie, comme vidé de toute existence, il n’éprouve ni joie ni satisfaction. Le film se termine sur son regard hagard et sans défense.

 

Elk Dog ne vit que pour sa fille

Elk Dog, le chef indien de la tribu des Arikaras, est lui aussi un père dont la vie est toute entière orientée par le souci de son enfant. Des trappeurs ont kidnappé sa fille pour la violer, et il garde l’espoir de la retrouver vivante. C’est la raison pour laquelle il attaque le campement des trappeurs anglais établis près d’une rivière, et les massacre sans pitié. Il espère trouver sa fille parmi eux, et erre au milieu des combattants en psalmodiant son nom. Glass, Hawk, le capitaine Henry, Fitzgerald et Bridger parviennent à s’enfuir avec un petit groupe d’hommes. Elk Dog décide de les poursuivre. Toutes les violences dont sa troupe fera preuve n’auront jamais d’autre but que celui de retrouver sa fille, et de la venger. Il s’empare des fourrures abandonnées par les Anglais et les revend à un groupe de trappeurs français contre des chevaux et des armes. Toussaint, le chef de l’expédition française, lui reproche d’avoir volé ces peaux et de manquer d’honneur. Elk Dog lui répond que sa propre fille a été volée, et que les trappeurs ne devraient jamais parler d’honneur s’ils sont capables de voler et de violer des femmes indiennes. Il ignore que celui qui a enlevé sa fille est en réalité Toussaint.

 

La mère grizzli ne vit que pour ses oursons

L’ourse grizzli qui attaque et mutile Glass est un troisième personnage essentiel du film. Là aussi, la filiation est au centre de ce qui peut apparaître comme une attaque dénuée de toute raison. Car l’ourse a deux très jeunes oursons. Glass, en les apercevant, pointe son fusil sur eux, moins pour les tuer sans doute, que parce qu’il craint une attaque de la mère. Celle-ci surgit derrière lui et le blesse gravement. Cette mère, elle aussi, ne vit que pour ses enfants et meurt devant eux, comme Hawk sous les yeux de son père.

 

Bridger se cherche un père

Parlons maintenant de Jim Bridger, le plus jeune des trappeurs, et ami de Hawk. Contrairement à celui-ci, il n’a pas de père… mais se verrait bien en fils de Glass, admiré de tous pour son courage et sa sagesse. D’ailleurs, lorsque le capitaine Henry décide que quelques hommes restent avec Glass pour le veiller jusqu’à sa mort, puis l’enterrer chrétiennement, se propose spontanément. Andrew Henry offre cent dollars à ceux qui acceptent de courir ce risque. Hawk refuse en disant que personne n’est payé pour veiller son père. Plus étonnant, Bridger refuse également, comme si Glass était son père symbolique. Plus tard, lorsque Fitzgerald. lui suggère d’abandonner Glass encore vivant en évoquant l’arrivée imminente des Arikaras, Bridger finit par accepter. Mais lorsqu’il  comprend que le trappeur lui a menti, il le menace de mort. Fitzgerald s’empare alors du fusil de Bridger, place le canon sur le front du garçon et appuie sur la détente. Mais le jeune homme l’avait mal armé: « Tu as de la chance », commente Fitzgerald. Ce dernier n’a pas de fils et n’en veut pas. Il ne tient pas non plus à faire de Bridger son fils symbolique, alors que celui-ci cherche un père désespérément. Le jeune homme est alors renvoyé au modèle de Glass. Plus tard, en traversant un campement indien incendié par des trappeurs, il aperçoit une survivante hagarde et lui laisse à manger. Il fait ce que Glass aurait fait lui-même, en souvenir de sa propre femme indienne assassinée lors de l’attaque de son village.

 

Contrairement aux critiques cinématographiques qui ont insisté sur la sauvagerie grandiose de ce film, nous voyons donc qu’un autre courant le traverse de bout en bout, un courant tendre organisé par un lien affectif seul capable de donner un sens à la vie. Dans le monde hostile et brutal affronté par les trappeurs, l’homme reste humain par les liens d’amour et de filiation. Ce qui fait de Fitzgerald un « hors la loi », ce n’est pas fondamentalement son appât du gain. C’est qu’il ne poursuit que ses propres intérêts et refuse à la fois la loi de solidarité qui structure la communauté de trappeurs et tout lien de filiation, les deux apparaissant inextricablement mêlés dans le film. C’est pourquoi The Revenant ne nous parle pas seulement des origines aventurières et violentes de la société américaine. Il nous permet de comprendre pourquoi la famille, la fidélité et les liens de filiation ont une aussi grande importance. Dans un monde inhumain, ils s’imposent comme l’ultime raison de vivre, pour le meilleur… comme pour le pire.

 

  1. Oscars du meilleur acteur pour Leonardo DiCaprio, du meilleur réalisateur et de la meilleure photographie.
  2. Hugh Glass (1783-1833) a réellement existé. Ce trappeur, gravement blessé par un grizzli en 1823 dans le Dakota, et laissé pour mort, aurait parcouru trois cents kilomètres en six semaines, sans arme, avant de rejoindre le fort Kiowa.