Dilili à Paris

par | 2018 | 2018, Chronique de Cinéma

Dilili à Paris, De Michel Ocelot

La famille humaine et la famille inhumaine

Le film s’ouvre sur une séquence familiale digne des stéréotypes colonialistes de Tintin au Congo. Dilili et ses parents kanaks sont en pleine brousse, à l’heure du repas. Mais un recul de caméra nous révèle soudain que nous sommes en fait dans un parc parisien, qui « reconstitue » un village indigène tel qu’on se l’imaginait au début du XXe siècle dans les mentalités colonialistes. A l’époque, des familles entières étaient amenées des colonies françaises à Paris pour y être exposées dans des sortes de zoos pour êtres humains, où on leur demandait de se comporter comme des animaux. La « Belle époque » ne l’était décidément pas pour tout le monde ! Le film Vénus noire  du réalisateur Abdellatif Kechiche[1] l’a illustré à sa façon en nous racontant la vie de Saartjie Baartman, une jeune femme callipyge  originaire de la colonie du Cap, exposée comme un monstre dans des baraques de foire.

Mais, dans le film de Michel Ocelot, la fiction relaye vite la réalité ! Dilili est en effet adoptée par une mystérieuse comtesse, qui lui permet de sortir du parc d’attraction vêtue comme une petite fille modèle !

 

Une, deux, trois familles

Dilili a donc une famille biologique, avec laquelle elle est exhibée au Jardin des plantes, et une mère d’adoption, une riche comtesse qui l’installe dans son hôtel particulier à Paris et qui constitue sa seconde famille. Elle en aura bientôt une troisième, et même une quatrième.

La troisième est celle qu’elle se construit progressivement. D’abord avec Orel, jeune chauffeur-livreur en triporteur, son double masculin et blanc, aussi curieux et débrouillard qu’elle, puis Emma Calvé, une cantatrice française bien réelle qui s’est illustrée sur les scènes d’opéra du monde entier dans la première moitié du XX eme siècle. Si Orel évoque une sorte de Tintin, Emma Calvé n’a rien d’une Castafiore, même si a aussi son rôle fétiche. Pour le personnage imaginé par Hergé, c’était celui de Marguerite dans l’opéra Faust de Gounod ; pour Emma Calvé, c’est celui de Carmen  dans l’opéra éponyme de Georges Bizet. Quant au chauffeur d’Emma, Lebeuf, il représente un parfait capitaine Haddock ! S’il n’est pas question, aujourd’hui, de mettre en scène l’alcoolisme comme à l’époque de Hergé, Michel Ocelot a gardé de ce héros pas atypique l’idée d’un personnage pitoyable et antipathique qui, peu à peu, se transforme en un ami attentif et courageux. Sa rencontre avec Dilili est une catastrophe. Il compare la fillette avec une guenon, porte sur elle un regard méprisant, lui tient des propos racistes… Dilili l’avait dit un peu plus tôt : elle est métis, en Nouvelle-Calédonie on la trouvait trop blanche, tandis qu’à Paris, on la juge trop noire – jolie pierre lancée dans le jardin des obsédés du taux de mélanine, quel que soit leur bord. Mais la fillette ne se laisse pas impressionner et lui répond qu’elle n’est en rien étonnée de sa réaction face aux différences qui les opposent, d’autant moins qu’elle-même a été frappée par sa ressemblance avec un cochon ! Lebeuf n’oubliera pas l’affront et, lorsque sa patronne lui confiera la mission de protéger Dilili des Mâles maîtres – une secte qui enlève les petites filles -, il la conduira tout droit vers eux, avant de finalement rejoindre le trio formé par Dilili, Emma et Orel et de jouer un rôle majeur dans le sauvetage des fillettes. Il s’impose alors comme une figure positive et attachante. Quant au professeur Tournesol, inspiré d’Auguste Piccard, l’inventeur du ballon stratosphérique et du bathyscaphe, il trouve ici son équivalent dans le personnage d’Alberto Santos-Dumont, inventeur du premier dirigeable pratique qui, dans une scène magnifique, dépose les jeunes filles libérées sur le Champ de Mars, tandis qu’Emma chante un air divin en leur honneur et qu’une pluie de pétales de roses tombe du ciel.

 

Toutes en burka

Mais, là où Hergé ne met en scène qu’une seule figure de femme, imaginaire de surcroît, Michel Ocelot convoque tout le panthéon des gloires féminines du début du XXe siècle. Grâce à son jeune livreur, en effet, Dilili ne rencontre pas seulement les plus grandes célébrités masculines de l’époque, de Toulouse-Lautrec à Marcel Proust en passant par Picasso, Pasteur, Satie, Rodin, Renoir, Degas et quelques autres, mais aussi Emma Calvé, Sarah Bernhardt, Louise Michel et Marie Curie. La dimension féministe du film se précise avec la conspiration que Dilili met à jour et contribue à déjouer : une secte, baptisée les Mâles maîtres, a en effet décidé de porter un coup d’arrêt à l’émancipation féminine qui menace l’ordre patriarcal, en kidnappant les femmes, puis les petites filles. Dans les souterrains de Paris, capitale où les femmes portent des parures multicolores et commencent à faire valoir leurs droits, un second monde s’est organisé, dans lequel les femmes séquestrée sont réduites en esclavage, recouvertes de la tête aux pieds d’un voile noir et contraintes de se déplacer à quatre pattes. Leurs geôliers les surnomment d’ailleurs « quatre pattes » et se servent d’elles comme de repose-fesses.

L’image est violente, très violente, insoutenable même. Certains critiques ont reproché au réalisateur cette évocation de la burka, le voile intégral d’origine afghane porté par les femmes dans les pays pratiquant l’islamisme le plus radical. Il faut pourtant reconnaître à Michel Ocelot le mérite de tenter dans ses films, et à mon avis de réussir, quelque chose que le cinéma français évite le plus souvent : l’évocation de problèmes de société préoccupants dans des films pour enfants.

Les sujets graves comme la violence, le harcèlement, l’abandon, sont en effet peu abordés dans l’animation pour enfants, à quelques exceptions près comme Ma vie de courgette, de Claude Barras, qui met en scène un jeune orphelin dont la mère était alcoolique. L’animation tricolore reste ouatée. Sur les chaînes jeunesse, l’obligation de réaliser des programmes censés s’adresser aux enfants âgés de 4 à 10 ans sans distinction, la peur de choquer les plus jeunes et une forme d’auto-censure des scénaristes contribuent à fabriquer des programmes formatés et sans surprise.

Michel Ocelot, lui, n’a pas peur d’aborder les thématiques délicates, comme la colonisation ou le racisme, ni de confronter son spectateur à la violence faite aux femmes. Dans Kirikou, les seins nus des femmes africaines avaient déjà choqué. Mais la « méchante sorcière » ne l’était que parce qu’une épine mal placée la faisait souffrir : enlevez l’épine et la voilà redevenue paisible et généreuse. Avec Dilili  à Paris, il prend le risque de quitter le registre du film pour enfants et de basculer du côté des films pour adultes résolument dérangeants, comme la série américaine La Servante écarlate pour la condition féminine. Pourquoi le cinéma pour enfants n’aborderait-il pas des thématiques difficiles, qu’elles soient sociales, politiques ou psychologiques ? Pourquoi ne se placerait-il pas, lui aussi, sur le terrain des valeurs ? Pourquoi ne pourrait-il pas jouer un rôle dans la construction des citoyens de demain ?

 

La famille humaine

Il est vrai que le système de protection des mineurs garanti en France par la Commission de classification des œuvres cinématographiques du CNC ne simplifie pas la tâche des réalisateurs : pour ce qui concerne les enfants, soit les films sont interdits aux moins de 12 ans, soit ils sont tout public ! Or ce label « tout public » décerné à la très grande majorité des films incite donc les réalisateurs pour enfants à s’y conformer le mieux possible. Il est urgent de réfléchir aux moyens qui permettraient aux parents d’avoir une représentation plus lisible des films auxquels leurs enfants peuvent avoir accès. Il serait souhaitable, pour commencer, de faire exister plusieurs tranches d’âge. Les parents choisiraient alors en connaissance de cause d’emmener – ou non – leur enfant de 4 ans voir un film déconseillé avant 8 ans, mais sauraient en contrepartie que, s’ils y emmènent leur enfant de 9 ans, des problèmes « de son âge » y seront abordés. Dilili à Paris, par exemple, peut donner lieu à des discussions avec ses parents pour un enfant de huit ans, mais malmener inutilement un enfant de quatre ans. Ensuite, les films et les DVD pourraient être accompagnés de pictogrammes semblables à ceux utilisés par la norme PEGI[2] pour les jeux vidéo, indiquant la présence de scènes de violence ou de sexe, de représentations effrayantes ou de mots orduriers. De telles préconisations auraient pour conséquence de fournir aux parents une meilleure information, mais donneraient aussi aux scénaristes et aux réalisateurs plus de liberté de création.

En réalité, Dilili à Paris, film porteur d’un message politique humaniste frontal, qui résonne comme un plaidoyer général pour la civilisation des Lumières, l’égalité entre les femmes et les hommes et le socle commun du vivre ensemble, devrait être réservé aux grands enfants et aux adultes. La scène finale résume sa philosophie. Chacun des personnages ayant accompagné Dilili dans ses aventures – Orel, Lebeuf, Emma Calvé – pose successivement la main sur elle en lui disant : « tu n’es pas seule. » Une façon de dire au spectateur que, s’il est parfois lui aussi outré de ce qu’il vit ou observe, il trouvera toujours des soutiens dans sa lutte contre l’injustice et l’exclusion. La quatrième famille de Dilili est celle de toutes les femmes et de tous les hommes qui veulent naître et vivre libres et égales et égaux en droits.

 

[1] Film sorti sur les écrans français en octobre 2010.

[2] Pour « Pan European Game’s Information ».