Back Home – Une famille prisonnière d’un secret

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Une famille prisonnière d’un secret

A propos de Back home de Joachim Trier.

Imaginez un jeune adolescent qui refuse de parler à son père au téléphone en prétendant être occupé avec ses camarades alors qu’il est seul assis sur une balançoire au milieu d’un jardin public vide. Imaginez le même exigeant de son père qu’il quitte sa chambre, les écouteurs sur les oreilles, visiblement totalement immergé dans le monde d’un jeu vidéo. Et imaginez le même encore, s’effondrer devant une tombe portant le nom énigmatique de « Valdez », dans un cimetière désert. Sans doute, face à de tels comportements, vous vous diriez que cet adolescent (Conrad joué par Devin Druid) a des problèmes psychiques. Et vous vous le diriez d’autant plus facilement qu’il semble être entouré d’une famille assez équilibrée malgré la mort de la mère (Isabelle Reed jouée par Isabelle Huppert) survenue trois ans auparavant dans un accident. Le père de Conrad, Gene Reed (joué par Gabriel Byrne) veille en effet sur lui tandis que son grand-frère (Jonah Reed joué par Jesse Eisenberg) a d’excellentes raisons d’être heureux de ce que la vie lui apporte puisqu’il vient d’être nommé professeur à l’université et d’avoir un enfant.

Mais Joachim Trier va progressivement lézarder cette belle construction et montrer que l’adolescent apparemment perturbé est finalement le plus équilibré de tous.

Une famille face à un suicide

Isabelle Reed, photographe hyperactive à la renommée internationale, était une femme dépressive dont la mort est un suicide. Conrad a été tenu à l’écart de ce secret et il est toujours sensé l’ignorer. Son grand-frère s’oppose d’ailleurs à ce qu’il le sache en argumentant qu’il est encore trop fragile. Gene voudrait parler à son fils mais ne parvient pas à le faire. Il est en revanche si inquiet pour l’état mental de celui-ci qu’il le suit partout, et c’est ce qui lui a permis d’observer les comportements étranges du garçon évoqués plus haut. Il va même jusqu’à créer un personnage dans le jeu vidéo en réseau Skyrim auquel joue son fils pour tenter de le rencontrer. Mais le contact ne dure guère car Conrad, ignorant l’identité de cette créature numérique qui fait soudain face a son propre avatar, l’allonge d’un coup de hache à deux mains…

Petit à petit, chacun des personnages apparaît comme frappé par un deuil impossible qui l’enferme dans sa solitude. Le père semble avoir renoncé à parler à son fils de la mort de sa mère comme pour éviter de s’en parler à lui-même. Tout, dans l’atelier photographique de celle-ci, est resté tel qu’elle l’avait laissé au moment de son dernier passage. Quant à Jonah Reed, il ne se sent pas sûr de lui dans son rôle de père et prolonge le séjour qu’il fait dans la maison familiale, loin de sa femme et de son fils, pour renouer avec une ex.

Mais Gene et Jonah ne pourront pas maintenir longtemps le secret sur les circonstances de la mort d’Isabelle Reed. Une grande exposition rétrospective de son oeuvre est prévue et un article doit l’accompagner. Le journaliste chargé de l’écrire s’avère être un ancien amant d’Isabelle et il tient à dire la vérité. Il ne cachera donc pas qu’il s’agissait d’un suicide. Gene et Jonah s’affolent. Comment empêcher que Conrad découvre le suicide de sa mère dans le journal ? Comme il arrive bien souvent lorsqu’un secret est caché dans une famille, le problème est moins de savoir comment ne pas en parler que d’éviter que la chose cachée soit apprise par un tiers, c’est-à-dire de la façon la moins contrôlable qui soit. Et c’est en effet finalement ce qui se passera pour Conrad.

 

Mentir aux autres pour mieux se mentir à soi-même

Mais entre temps, le goût du secret de Gene l’aura amené à en fabriquer un autre tout aussi inutile que le précédent et qui va s’avérer bien plus toxique encore. Gene se rapproche d’une jeune enseignante de son Conrad et noue avec elle une aventure amoureuse. Là encore, la règle du secret règne sans que rien ne le justifie et alors que la menace est grande que Conrad ne le découvre par lui-même. C’est effectivement ce qui arrive. Le garçon découvre un baiser passionné entre son père et son enseignante et refuse alors d’obéir à celle-ci. Il ne la perçoit plus que comme la maîtresse de son père, et lui crache au visage en pleine salle de classe.

Au lieu de s’excuser auprès de Conrad de ne pas lui avoir parlé plus tôt de la situation, Gene fait alors le pire des choix. Alors qu’il semble sincèrement attaché à cette femme qui, de son côté, lui manifeste de nombreuses preuves d’amour, il promet à Conrad d’arrêter totalement de la voir. Conrad n’avait évidemment jamais demandé cela ! Ainsi le comportement de Gene s’éclaire-t-il une nouvelle fois en lien avec le deuil impossible de sa femme. Il ne parlait pas à Conrad du suicide d’Isabelle Reed de peur de s’y confronter lui-même. De la même façon, il n’a pas parlé à Conrad de sa relation avec son enseignante comme s’il s’agissait pour lui de tromper sa femme encore vivante et que Conrad soit en place de le lui reprocher. Gene est comme beaucoup de parents veufs ou simplement séparés, qui ne parlent pas à leurs enfants des nouvelles relations qu’ils peuvent avoir. C’est soi-disant pour épargner à leur progéniture la confrontation à une situation qui leur serait pénible, mais c’est en réalité tout autant pour rester toujours clivés : une partie d’eux-mêmes est convaincue de la mort du proche ou de la réalité de la séparation d’avec lui ; mais une autre partie d’eux-mêmes continue à nier la mort ou la séparation. En maintenant leur nouvelle situation cachée à leurs proches, ces personnes se cachent en réalité elle-même qu’un autre partenaire comble leur cœur. Elles cherchent moins à échapper au trouble ou à l’accusation possible de leur entourage qu’à leur propre culpabilité liée à un deuil non résolu. Le résultat est que Conrad se perçoit de plus en plus comme quelqu’un à qui on ne peut décidément rien dire…

 

Le récit de soi

Jonah observe Conrad en train de jouer à un jeu vidéo de guerre et lui fait remarquer que ce jeu présente une vision unilatérale des conflits et de la géopolitique. Pour toute réponse, l’adolescent ouvre un fichier Word. C’est un texte qu’il a écrit dans lequel il raconte les événements importants de sa vie. Quelques lignes sont consacrées au jour où, s’étant découvert suivi partout par son père, il a décidé d’aller au cimetière s’allonger sur la tombe de sa mère. Ne trouvant pas celle-ci, il s’est laissé tomber au hasard sur une tombe sur laquelle était écrit « Valdez »… Le comportement apparemment dénué de sens de Conrad constitue en réalité une réponse au comportement de surveillance de son père qui est, lui, réellement dénué de tout sens ! Mais Conrad a trouvé dans l’écriture le moyen de ne pas perdre le fil de lui-même. C’est d’autant plus important que si Conrad est surveillé comme un malade par son père, il est aussi méprisé par son grand frère qui le trouve trop jeune pour faire face à la vérité sur le suicide de leur mère. Jonah confie d’ailleurs, en lisant le texte de Conrad,  qu’il le découvre moins bête qu’il ne le pensait ! Mais lorsque Conrad lui demande s’il est opportun qu’il donne ce texte à la fille dont il est amoureux en secret afin « qu’elle le connaisse mieux », Jonah l’en dissuade en lui disant qu’elle va se moquer de lui et que Conrad deviendra la risée de tous. Mais Conrad passe outre, et c’est tout autre chose qui se passera. Sans être fascinée par cette page de prose, l’adolescente y répondra de manière sympathique, même si c’est de façon distante, mais rien ne se passera en tout cas comme Jonah l’avait prévu.

 

Sortir du deuil ensemble

Back Home qui a été parfois pointé par les critiques comme un film à déchiffrer sous le prisme de l’œdipe est en réalité placé sous celui du deuil. Celui-ci touche à la fois Conrad qui est censé ignorer le suicide de sa mère que pourtant il pressent, Jonah qui connaît ce suicide, mais qui oublie qu’il est père pour assumer le rôle de fils consolateur de son père, et enfin Gene, qui manifeste son deuil impossible en ayant des comportements clivés et en guettant chez son fils Conrad les manifestations dépressives qu’il porte en réalité en lui.

Des trois hommes, c’est Conrad qui va finalement confronter chacun à lui-même. En se montrant capable de réagir de façon adulte à la découverte inopinée du suicide de sa mère et à la conversation avec son père qui s’ensuit, il permet à celui-ci de se réconcilier avec lui-même. Gene comprend du coup que la place de Jonah n’est pas près de lui, à tenter de rassembler les souvenirs d’Isabelle disparue, mais auprès de sa propre femme et de son fils. C’est pourquoi il décide de raccompagner en voiture Jonah chez lui. Le titre Back home s’éclaire ainsi doublement. Il s’agit bien sûr du retour régulier de Isabelle Reed qui rentre se reposer dans sa famille des traumatismes éprouvés dans sa vie professionnelle. Mais c’est aussi le retour, auprès de son épouse et de son enfant, de Jonah qui accepte de cesser d’être le fils de sa mère pour devenir le père de son propre fils.

Autant dire que le film de Joachim Trier nous raconte des situations qui nous intéressent tous. Il n’est en effet pas rare qu’un secret longtemps caché dans une famille vienne au jour de façon inattendue et plonge dans le chaos plusieurs vies apparemment calmes. Le film de Joachim Trier montre que l’affection partagée, le temps donné par chacun aux autres, sont des façons d’éviter des dérives problématiques comme celle de Jonah qui commence à s’adonner à l’alcool, et de permettre à chacun de continuer sa vie. Il est toujours possible de dénouer l’indicible pour que chacun reprenne le cours de sa vie, apaisé.