Serge Tisseron
Blanche neige et le chasseur[1]
Le pouvoir, sinon rien
Décidément, notre époque aime les contes de fées. Après Intouchables[2] et The Artist [3], voici Blanche Neige et le Chasseur. Mais alors que Intouchables s’adressait à tous et The Artist aux nostalgiques du passé, Blanche Neige et le Chasseur est construit sur mesure pour les adolescents, et plus encore pour les adolescentes ! D’ailleurs, dans la salle où j’ai vu le film, plus de la moitié des sièges étaient occupés par de très jeunes femmes… Or les contes de fée qu’une société se donne ne sont pas seulement des divertissements : ils reflètent une évolution, l’accompagnent, et souvent l’amplifient. Autrement dit, il est utile de comprendre ce film pour… nous comprendre. L’histoire de Blanche Neige nous raconte, aujourd’hui comme hier, le passage d’une fillette de l’enfance à l’âge adulte, mais nous nous apercevons soudain que tout a changé, à commencer par la signification même de ce passage.
- Un monde familier
A première vue, tout est fait dans ce film pour que les jeunes adultes y retrouvent les repères cinématographiques qui ont accompagné leur enfance. On y chercherait en vain des créatures originales. Le cerf enchanté rappelle les Aventures de Harry Potter, de minuscules personnages aux grandes oreilles évoquent Avatar, le visage du troll est celui du monstre dans Le Labyrinthe de Pan[4], avec une pointe de Alien, la méchante Reine souffre d’une blessure cachée et utilise de créatures mécaniques pour tendre ses pièges comme la sorcière de Kirikou, tandis que la manière dont elle aspire la vie de ses proies rappelle le pouvoir des détraqueurs dans les Aventures de Harry Potter, qui est lui-même le modèle inversé de celui du vieil indien qui aspirait la mort pour rendre la vie dans La Ligne verte[5] ; etc.
Du point de vue du scénario, le spectateur ne manque pas de repères non plus. Comme dans le conte traditionnel, un roi perd sa femme et se remarie. Sa nouvelle épouse, dévorée par le désir de rester la plus belle de toutes, tient sa belle-fille à l’écart. Lorsqu’elle découvre, grâce à son miroir magique, que celle-ci, en grandissant, est devenue plus séduisante qu’elle-même, elle décide de la faire assassiner. Mais le chasseur chargé de cette besogne a pitié d’elle et la laisse s’enfuir. Après avoir traversé une forêt terrifiante, Blanche Neige rencontre sept nains généreux qui lui permettent de survivre dans la forêt inconnue. Hélas, la marâtre qui a des pouvoirs de sorcellerie la retrouve et lui fait croquer une pomme empoisonnée. Seul le baiser d’un homme aimant pourra rompre le mauvais sort.
Mais ces analogies ne doivent pas nous tromper. Nous ne sommes en territoire familier que pour mieux accepter l’inouï qui va suivre. Car avec Blanche Neige et le Chasseur, l’adolescente nouvelle est arrivée.
- Un changement de repères
La différence la plus spectaculaire – tout au moins sur le plan des effets spéciaux – concerne la personnalité de la mauvaise reine, Ravenna. Alors que dans le conte de Perrault, elle épouse le père de Blanche Neige par amour, elle ne le fait ici que pour prendre sa couronne et son pouvoir. Et le malheur qui frappe l’héroïne ne la concerne pas elle seule. Ravenna est fâchée avec la vie sous toutes ses formes et son accession au trône plonge le royaume dans une désolation générale. Les plantes se dessèchent, les arbres meurent, les hommes maigrissent et dépérissent….
Une autre différence importante porte sur la représentation des parents. Les contes de fée opposent en général de faux parents, agressifs et mal intentionnés vis-à-vis de l’enfant, à ses « vrais » parents supposés être bons, mais dont il a été séparé du fait de leur mort, ou plus souvent d’un enlèvement… voire d’une erreur d’attribution de filiation à la naissance. C’est le thème traditionnel du « roman familial » dont Freud a révélé l’importance dans l’organisation psychique de tous les enfants normalement névrosés, et qu’on retrouve dans de nombreuses productions culturelles. En outre, dans les contes traditionnels, c’est le plus souvent la figure maternelle qui est présentée comme agressive vis-à-vis de l’enfant, à l’image de la marâtre de Blanche-Neige ou de La Belle au bois dormant. Le père, lui, est plutôt une figure idéalisée sous la forme d’un roi bon et généreux. Ici, la figure paternelle est frappée d’ambivalence. Du père de Ravenna, nous ne savons rien, si ce n’est qu’il a été incapable d’empêcher que sa fille soit enlevée et violée par un vieux roi. Il a fallu qu’elle se défende seule, et on comprend qu’elle l’a tué, s’est emparée de son pouvoir, et a décidé de faire de même avec tous les rois des royaumes voisins. Elle s’introduit auprès d’eux en faisant croire qu’elle a été victime d’un mauvais sort ou d’un ravisseur. Le roi qui croit la délivrer est séduit par sa beauté et l’épouse. Elle le tue le soir même de leurs noces et s’empare ainsi de sa couronne.
Venons en maintenant au personnage de Blanche Neige. Dans les contes traditionnels, l’héroïne attend le prince charmant et le garçon sa princesse. Autrement dit, le garçon et la fille s’idéalisent mutuellement avant leur rencontre. Mais le paysage culturel auquel sont confrontés les jeunes aujourd’hui a bien changé. Le développement de la mixité précoce et le grand nombre de représentations sexuelles véhiculées par le cinéma et la publicité poussent chacun des deux sexes à envisager l’autre avec moins de mystère. Quand celui que l’histoire donne pour être le prince charmant rappelle à Blanche Neige combien ils étaient proches l’un de l’autre dans l’enfance, elle lui rétorque qu’ils n’arrêtaient pas de se disputer. D’ailleurs, le seul moment où elle semble séduite par lui est très ambiguë. En effet, ce n’est pas le prince qu’elle embrasse en réalité, mais Ravenna qui a pris son apparence pour l’inviter à croquer la pomme… A tel point qu’on ne sait plus très bien si Blanche Neige cède à la séduction du prince ou à un enchantement que la sorcière lui aurait jeté en prenant l’apparence de celui-ci.
Mais c’est là qu’entre en scène un nouveau personnage que le conte traditionnel n’avait pas prévu : le chasseur. Alors que le prince charmant n’a rien d’autre à proposer à Blanche Neige que son amour et sa main, le chasseur, lui, va lui apprendre à se battre. Est il pour autant une nouvelle image de celui que la jeune fille attend ? Pas vraiment. Car s’il est efficace et courageux, il est aussi mauvais garçon, joueur et alcoolique. C’est à lui qu’il reviendra pourtant de donner le baiser salvateur… dans des conditions bien différentes du conte originel.
- Ni sexe, ni mâle
Si Blanche Neige et le Chasseur partage quelque chose avec le dessin animé bien connu de Walt Disney, c’est l’absence complète de référence à la sexualité. Moins encore que dans Schreck ! Une caractéristique qui le situe d’ailleurs aussi dans la tradition des romans d’Heroïc fantasy, à commencer par la saga du Seigneur des Anneaux. Mais à la différence de ces œuvres, Blanche Neige et le Chasseur n’est pas seulement un film sans sexe, c’est aussi un film sans homme. Entendons par là que les hommes y sont réduits à de simples figurants, voire à des armures vides comme dans ls pièges tendus par Ravenna…
Les pères, d’abord, ont tôt disparu. Les maris ? Le seul à y être représenté se retrouve avec un poignard planté dans le cœur le soir de ses noces. Les amants possibles ? Les deux héroïnes les laissent tomber sans regret pour accomplir leur destinée…Et les frères ? Ravenna a fait du sien son chevalier servant, pour ne pas dire son esclave dévoué. Plus encore : les hommes disparaissent du processus de filiation. On chercherait en vain un mot ou une phrase pour évoquer leur rôle. En revanche, la filiation entre mère et fille est soulignée dans le cas des deux héroïnes. Du côté de Blanche Neige, trois gouttes de sang perdues par sa mère à cause d’une rose d’hiver accordent à sa fille un enchantement positif. Quand à Ravenna, ce sont trois gouttes de sang versées par sa mère dans du lait et bues un soir de carnage qui lui ont conféré ses pouvoirs démoniaques. Trois gouttes de sang sur la neige d’un côté, trois gouttes de sang dans le lait d’un autre, dans les deux cas , le père, si on peut dire, brille par son absence. Et ces « trois gouttes » insistantes semblent même faire un pied de nez narquois aux « trois gouttes » de sperme qu’un père, même de passage, consent toujours à déposer…
C’est là qu’intervient le chasseur, seul héros masculin de l’aventure. A un moment où le spectateur pourrait croire qu’elle va se donner à lui, il lui dit : « Ne te fais pas d’illusion ». Pas d’illusions, ni sur le sexe, ni sur l’amour, ni sur le coup de foudre, ni sur les hommes… Alors que de lui, Blanche Neige pourrait peut-être entendre un message différent, il contribue à écarter la rencontre amoureuse des projets désirables. Le mythe de Tristan et Yseult liés jusqu’à la mort par un filtre d’amour que rien ne peut rompre a décidément vécu. La seconde partie du message du chasseur est plus claire encore : « Tu es petite, tu es fragile, laisse ton ennemi s’approcher tout contre toi, et plante lui ce poignard entre les côtes ». Blanche Neige saura s’en souvenir. Si j’avais quinze ans et que j’étais une fille, je m’en souviendrais aussi…
Sa récompense ? C’est à lui qu’il reviendra de rompre le sortilège et de réveiller la princesse par un baiser sur la bouche. Le problème est qu’il n’en saura jamais rien : le reveil est en effet différé, la princesse se réveille après qu’il soit sorti de l’église où était déposé son cercueil, et elle apparaît sur la place après qu’il s’en soit lui-même éloigné. Et elle, le sait elle ? Rien ne le dit non plus. En tous cas, une fois sacrée reine sans roi, elle ne fera aucun pas vers lui. Le film se referme sur leur solitude à tous eux, aussi étrangers l’un à l’autre qu’avant leur première encontre. L’amour ne pèse décidemment rien face aux barrières sociales, et surtout au désir de pouvoir…
- La nouvelle mue de l’adolescente
Ravenna veut venger sa mère et prendre la place de son meurtrier le roi. Blanche Neige veut venger son père et prendre sa place à lui. Aucune de ces deux femmes ne vise finalement à prendre la place de leur mère. Seul le père est en lice en tant que détenteur d’un pouvoir dont il faut s’emparer. Ainsi apparaît dans ce film un nouveau choix de l’adolescente aujourd’hui. A l’époque de Freud, la fille entrait dans l’œdipe en décidant de s’identifier à sa mère et de séduire son père, puis en sortait en décidant de séduire un autre homme. Dans Blanche Neige et le Chasseur, l’héroïne ne cherche à séduire personne et décide de prendre la place de son père. Il n’est pas nécessaire pour cela de s’identifier à la mère, et il est même vigoureusement conseillé de ne pas le faire !
C’est pourquoi la mère de Blanche Neige qui désirait ardemment avoir un garçon et qui accouche finalement d’une fille peut se déclarer heureuse que le ciel ne l’ait pas exaucée. D’abord, parce que seule une fille a le pouvoir de rompre la magie des sorcières : aucun « prince », aussi charmant fut il, n’y peut rien. Et ensuite parce que sa fille deviendra reine sans qu’aucun prince charmant vienne l’empêcher de faire ce qu’elle veut. Car si les femmes savent maintenant attraper les hommes par le sexe, elles sont tout aussi capables de ne pas se laisser prendre par eux. Avec Blanche Neige et le Chasseur, l’adolescente est invitée à troquer son rêve de robe de princesse pour celui d’une couronne royale.
C’est pourquoi on peut regretter que le réalisateur n’ait pas choisi pour incarner Ravenna et Blanche Neige deux héroïnes jumelles. Sans doute a-t-il eu peur de créer une confusion trop forte chez ses spectateurs. Pourtant, son film nous invite bel et bien à voir dans ces deux femmes les deux facettes complémentaires de la passion adolescente Si Ravenna n’avait pas été enlevée et violée par un méchant roi dans son adolescence, peut-être aurait-elle pu devenir Blanche Neige ? Et si Blanche Neige avait été violée par le chasseur, peut-être aurait-elle pu devenir Ravenna ? Leur destin les a faites opposées, mais elles sont en réalité semblables : l’une et l’autre ont besoin de l’argument d’une vengeance à accomplir pour justifier leur désir de pouvoir.
D’un côté, il y a Blanche Neige qui brûle d’aller vers tout ce qui palpite et respire, capable d’allumer un feu avec trois brindilles dans sa cellule humide et froide, et qui noue avec les animaux une relation fusionnelle. Et de l’autre, il y a Ravenna, dévorée par le désir d’une emprise glacée sur l’ensemble du monde qui l’entoure, aussi bien humain que non humain. Mais ces deux pôles séparés dans ce film ne sont ils pas présentes chez toute adolescente ? Dans L’Amant, de Marguerite Duras, l‘héroïne de quinze ans et demi se farde avec les produits de beauté volés à sa mère et entre dans la voiture de l’homme auquel elle a décidé de se donner. Mais elle est bien décidée en même temps à le mettre en son pouvoir ! L’adolescente est partagée entre le désir de fusion d’un côté, et celui d’emprise de l’autre.
Mais Blanche Neige et le Chasseur ne nous invite pas seulement à penser autrement l’adolescence. Il porte aussi un regard nouveau sur la féminité. Traditionnellement, les deux seules questions évoquées au sujet des femmes concernaient leur sexualité et leur désir d’enfant. Dans les deux cas, l’idée était qu’il fallait limiter leurs excès censés être inscrits dans leur « nature » : sensuelles, toujours insatisfaites, avides d’un pouvoir sans limite sur leurs enfants… Les diverses religions semblent avoir été conçues dans ce but, et une partie de la psychanalyse les a malheureusement relayées en en invoquant la nécessité d’imposer des limites à leur désir d’emprise absolu sur leur progéniture. C’est l’idée du fameux « tiers séparateur » – entendez le père ou son substitut – seul à même d’éviter la catastrophe fusionnelle… Ainsi, d’un côté, les femmes étaient écartées de toutes les sphères du pouvoir, et d’un autre, on s’interrogeait très sérieusement sur l’existence d’un désir d’emprise « naturel » qu’elles auraient sur leur rejeton. Personne ne semblait s’aviser, parmi les psychanalystes, qu’il aurait été bien plus juste, pour obtenir le même résultat, de prôner l’ouverture de tous les espaces de pouvoir aux femmes ! Blanche Neige et le Chasseur montre cette voie : l’adolescente nouvelle revendique le désir de diriger le monde. Comment les hommes, qui ont toujours valorisé ce désir pour eux-mêmes, vont ils réussir à la convaincre que ce n’est pas bien ?
Bibliographie
BETTELHEIM B. (1976), Psychanalyse des contes de fée, Paris : Pluriel, 1988.
ROBERT M. (1972), Roman des origines et origines du roman, Paris : Grasset.
Tisseron S. (2003), Les Bienfaits des images, Paris : Odile Jacob.
[1] Film de Rupert Sanders sorti en France le 13 juin 2012.
[2] Numéro 50 de Cerveau & Psycho
[3] Numéro 51 de Cerveau & Psycho
[4] Réalisateur, Guillermo del Toro, (2006).
[5] Réalisateur Frank Darabont (1999).