Paterson

par | 2017 | 2017, Chronique de Cinéma

Paterson

De Jim Jarmusch

 

Paterson est le nom du personnage principal du film, mais aussi celui de la ville du New Jersey dans laquelle il habite, et le titre de l’œuvre majeure du poète moderniste américain William Carlos William qui y vécut au milieu du XXeme siècle. Un homme, une ville, une œuvre, se répondant l’un à l’autre dans un jeu de miroirs sans fin. C’est exactement de cette façon que Charles Baudelaire a défini la poésie : un système de correspondances. Et en effet, Paterson est un film sur la poésie. Ou plutôt sur cette forme particulière de poésie qui tente de capturer en quelques phrases la rencontre magique et toujours éphémère de l’être et du monde[1]. Il paraitrait que la sérénité et la douceur de ce film auraient agi comme un baume lors de sa présentation au Festival de Cannes…

 

Immersion

Paterson (le héros incarné par Adam Driver) vibre à la lecture des poèmes de William Carlos William, mais aussi aux rythmes de Paterson, la ville dans laquelle il est conducteur de bus. Car s’il s’avère capable de transcrire en quelques phrases les vibrations du monde, Paterson n’est pas pour autant un adepte de la posture du lotus. Chaque jour, il parcourt la ville au volant de son véhicule, promène son chien, va boire une bière au pub, et écrit quelques phrases.

Il a pour cela un carnet secret. Sa femme Laura (jouée par Golshiften Farahani) tente de le convaincre d’en faire des photocopies pour en garder la trace au cas où il serait perdu ou détruit. Elle essaie aussi de le persuader d’envoyer ses poèmes à des journaux ou à un éditeur. Mais Paterson refuse. Pour lui, seule l’écriture de ses textes importe. Cette caractéristique de sa personnalité est mise en valeur par l’attitude exactement inverse de Laura qui rêve de devenir célèbre au plus vite, que ce soit en peignant des rideaux, en fabriquant des cookies pour une fête locale, ou en s’imaginant déjà chanteuse de musique Country avec une guitare qu’elle vient d’acheter par correspondance.

Il existe toutefois un point commun entre Laura et Patterson. Tous deux partagent la même passion pour l’inscription noir sur blanc. Lui écrit avec un stylo sur son carnet, tandis qu’elle dessine des formes noires sur tous les éléments blancs de la maison. Elle peint en noir les montants des portes, des cercles noirs sur les rideaux du salon, de longues rayures noires sur sa propre robe blanche, et lorsqu’elle fait des cookies, ils sont décorés de motifs noirs sur fonds blanc ou blancs sur fond noir.

 

La poésie comme chemin privilégié d’introspection.

Paterson ne craint rien autant que de perdre le contact avec lui-même. C’est pourquoi il refuse de posséder un téléphone mobile. Sa femme l’y pousse en pensant qu’il pourrait un jour en avoir besoin s’il « arrivait quelque chose ». Mais sa réponse est sans ambiguïté : « Si j’en avais un, j’aurais l’impression d’avoir une chaîne. »

Paterson écrit pour témoigner de sa rencontre intime avec le monde, et pour y parvenir, aucun outil n’égale la main. C’est pourquoi il a fait le choix d’un carnet et non celui d’un ordinateur qu’il pourrait tout aussi bien transporter avec lui, tant ces objets sont miniaturisés aujourd’hui. Il s’efforce d’écrire les choses au moment où elles se précisent en lui avant qu’une censure ne s’opère sur ses formulations et ne l’oblige à couler sa phrase dans des formes convenues. On pourrait dire qu’il cherche à capturer les fulgurances de son cerveau droit avant que le gauche n’impose à ce qu’il perçoit la forme convenue dans laquelle sa culture le formule habituellement. Mais ces histoires de cerveau sont bien sûr des métaphores. Disons plutôt qu’il fait l’effort de dire les sensations au plus loin des images conventionnelles qui finissent malheureusement par nous en cacher la force et la beauté.

Paterson survit ainsi à la vie réglée et monotone qui est la sienne. Lever tous les matins à 6 h 20, petit déjeuner constitué chaque jour des mêmes corn-flakes baignant dans du lait, même trajet pour se rendre à son bus et, tous les matins, pendant les quelques minutes qui séparent son installation au volant de son véhicule et l’ordre de départ donné par son supérieur hiérarchique, quelques lignes écrites sur le carnet secret. Tous les soirs, après avoir dîné avec Laura, il sort leur chien Marvin et se rend dans le même pub de son quartier où il échange quelques mots avec le vieux barman. Derrière celui-ci sont punaisées les photographies des principaux talents artistiques de la ville de Paterson. Paterson, le conducteur de bus, ne s’imagine pas à leur place. Il vient chaque soir boire une bière, écouter les quelques confidences du barman et essaie d’intervenir favorablement dans quelques histoires habituelles à ce genre d’endroit – rupture amoureuse, désespoir réel ou feint…

Le film de Jim Jarmusch est composé lui-même comme un poème, simple et efficace, avec quelques phrases visuelles répétées : l’image du héros au volant de son bus, son déplacement dans l’usine désaffectée qu’il traverse deux fois par jour, le matin pour se rendre à son travail et le soir pour en revenir, ou encore la façon dont il attache son chien à la porte du pub, un peu comme un cow-boy aurait fait avec son cheval à la porte du saloon au temps du Far-West.

 

 

Un film en forme de haïku

La main est l’outil qui permet à l’homme non seulement d’agir sur le monde, mais aussi d’annuler la distinction entre le dedans et le dehors. Cela se trouve bien entendu de façon littérale dans le geste alimentaire par lequel ce qui est d’abord dehors passe à l’intérieur du corps, et également dans le geste chirurgical par lequel ce qui est d’abord dedans passe ensuite dehors. Mais tout geste d’inscription produit un équivalent symbolique de ces deux opérations. Le tracé de l’écriture objective sous le regard les sensations et les pensées qui étaient d’abord intimes à celui qui les a éprouvées, tandis que leur lecture permet leur appropriation par tous ceux qui la rencontrent. C’est pourquoi le travail de la main entretient une relation privilégiée avec le désir d’organiser une union harmonieuse au monde où serait dépassée l’opposition du soi et de l’autre.

Une culture a tout particulièrement valorisé cette posture, par la place qu’elle donne aux sensations éphémères et à leur objectivation, que ce soit sous la forme de textes courts ou de tracés rapides. Il s’agit bien entendu de la culture japonaise, qui a inventé à la fois l’art de l’estampe et celui du haïku. Des chercheurs ont mis en relation cette tendance avec une autre caractéristique forte de cette culture : un besoin de relation avec l’entourage qui s’élève au-dessus des traditionnelles barrières entre soi et autrui.  Nous ne sommes donc pas étonnés que le héros soit finalement accosté par un poète japonais venu découvrir à Paterson ses confrères de la grande époque newyorkaise d’après-guerre. Chaque semaine, les grands quotidiens publient au Japon une demi-page de poésies.[2]

Le psychanalyste japonais Tooru Takhashi, dans une étude consacrée aux particularités psychiques des Japonais, cite plusieurs recherches concordantes montrant que la société japonaise serait caractérisée par une relation imaginaire très forte à la mère. Dans les familles, le père est habituellement absent du fait de contraintes professionnelles excessivement exigeantes, tandis que la mère est d’autant  plus proche de son enfant qu’il lui est souvent interdit de travailler. De ce fait, la tradition japonaise ne porterait pas à un désir d’affirmation de soi et d’indépendance comme en Occident, où l’épreuve est de s’affranchir de la loi paternelle qui a rompu le lien à la mère, mais entretiendrait une nostalgie de la longue relation fusionnelle avec elle qu’aucune intrusion paternelle n’est venue troubler. C’est pourquoi cette culture aurait favorisé à la fois des formes sociales organisées autour de la groupalité et des formes artistiques articulées autour du désir d’une rencontre fusionnelle intense et fugitive entre l’être et le monde.

Ce désir de retrouver l’absolu dans des réalités relatives est bien ce qui guide en effet Paterson. Par exemple la tentative de faire sentir la violence intrusive et inattendue de gouttes d’eau tombant sur nous en grand nombre avant que notre intellect nous dise qu’il s’agit de la pluie. Le travail du poète s’assimile ici à celui du peintre. De la même façon que celui-ci tente de débarrasser notre vision du monde de toutes les représentations préformées qui entravent notre regard et nous empêchent de voir la réalité des choses, les auteurs de haïkus tentent de nous faire voir le monde au rythme de nos émotions et de nos sentiments. Et comme ceux-ci n’ont qu’une durée très limitée, le haïku s’offre à chaque fois, dans sa brièveté et son évanescence, comme un hommage au présent.

 

Seulement des mots

Ce film, construit comme une succession des jours de la semaine, s’arrête évidemment un samedi. Laura a vendu tous ses cookies et elle y voit la confirmation qu’une nouvelle carrière s’ouvre à elle. Elle invite son mari au restaurant, fait exceptionnel puisqu’ils n’y vont pratiquement jamais ! Mais à leur retour, ils découvrent que leur bouledogue Marvin, probablement furieux de les voir partir ensemble en le laissant seul à la maison, a passé sa colère sur le carnet secret de Paterson. Il est totalement détruit. Laura est désespérée car il n’en existe pas de double. Paterson lui répond : « Ce ne sont que des mots. » Des mots probablement écrits pour permettre à Paterson de goûter la beauté du monde dans le moment où passe en lui le désir d’en témoigner, et de rendre hommage à cette même beauté au moment où il écrit. Ses poèmes ont rempli leur rôle. Lui permettre de continuer à vivre sa vie régulière et monotone en s’offrant la jouissance de quelques moments d’éternité. L’important n’est pas tant la qualité de l’œuvre que le fait d’avoir ressenti le besoin d’exprimer ses sentiments, et d’y être parvenu, c’est-à-dire d’avoir, pour quelques instants, brisé la barrière qui sépare l’être du monde et établi grâce à la main qui inscrit la continuité de l’un à l’autre.

Ainsi s’explique aussi que Paterson n’ait nul besoin de relire le poème et encore moins de le faire lire. L’écriture de ces petits haïkus se justifie dans le moment même de leur construction. Elle constitue pour Paterson l’oasis où il trouve la force de continuer à mener son existence quotidienne. Il n’y a d’ailleurs pas que l’écriture qui permet de s’inscrire fugitivement comme être au monde et de témoigner de la beauté de cet instant. D’autres atteignent le même résultat avec la photographie. Une photographie qui n’est pas faite, elle non plus, pour être montrée, ni même pour être regardée une fois faite, mais qui trouve sa justification dans le geste de sortir son appareil, de cadrer une scène, d’appuyer sur le déclic. De la même façon, la joie poétique de Paterson passe par le fait de sortir son carnet et son crayon, d’inscrire ce qui lui vient, puis de reprendre la marche jalonnée et rituelle de son existence quotidienne.

 

 

ENCADRE

Poésie et introspection

Des chercheurs de l’université britannique d’Exeter Journal of Consciousness Studies (Adam Zelman) ont observé les réactions du cerveau de 13 volontaires à la lecture de textes en prose, mais aussi de poésie. Au programme : la lecture de la notice d’instruction d’un système de chauffage, des morceaux choisis de romans, des sonnets plus ou moins difficiles à comprendre, ainsi que des poèmes choisis par les volontaires. Tous ces textes ont évidemment activé la région du cerveau sensible à la lecture, mais les chercheurs ont aussi pu se rendre compte que certains d’entre eux réveillaient des zones généralement associées à la musique. On n’aurait donc pas tort de parler de la « musique d’un texte ». Ils ont aussi identifié deux régions que la poésie était la seule à activer : le lobe temporal médian et le cortex cingulaire postérieur. Or les deux sont généralement associées à l’introspection.

 

Bibliographie

 

Tooru Takhashi, La psychanalyse au Japon, in Histoire de la Psychanalyse, Paris, Hachette, 1982, p. 364 et suivantes.

Tisseron Serge (1996), Le Mystère de la Chambre claire, Paris, Champs Flammarion, 1999.

 

[1] Les vers libres repris dans le film sont pour la plupart du poète américain Ron Padgett, de l’Ecole de New York.

 

[2] Le Monde, samedi 7 janvier 2017, page 7.