Une nouvelle amie – Les métamorphoses du désir

par | 2014 | 2014, Chronique de Cinéma

Une nouvelle amie[1]

Les métamorphoses du désir

 

Avec Potiche, Ozon s’était amusé à mettre en scène une femme passive et soumise qui se transforme soudain en gestionnaire avisée et sauve l’entreprise que son mari a abandonnée. Avec Une nouvelle amie, c’est à une toute autre forme de métamorphose qu’il nous convie. Ou plutôt à deux métamorphoses parallèles. La première est celle de David, joué à l’écran par Romain Duris. Après la mort de sa femme Laura (Isild Le Besco), il découvre le plaisir de s’habiller en femme, d’abord avec les vêtements de la défunte, puis avec ceux qu’il s’achète lui-même. L’autre métamorphose est celle de Claire, l’amie d’enfance de Laura, incarnée par Anaïs Demoustier. D’abord confrontée aux  transformations de David avec dégoût, elle éprouve bientôt pour lui une fascination grandissante qui la conduit à transformer son propre rapport à sa féminité.

De ces deux métamorphoses parallèles, le spectateur retiendra évidemment la plus spectaculaire, celle d’un homme qui applique à son propre corps les artifices que notre culture considère comme les apanages de la féminité : talons hauts, rouge à lèvres, perruque blonde, robe moulante rose, gaine, bas en dentelles… Mais le spectateur qui céderait à cette tentation aurait bien tort: la métamorphose la plus importante, c’est celle de Claire.

 

  1. Quand un deuil en cache un autre

Commençons par la métamorphose de David puisque c’est celle qui semble au premier abord être le sujet central du film. Son comportement est désigné sous le nom de « travestissement ». Il consiste à porter les vêtements associés par la culture à un autre sexe. Mais si on considère que le mot « sexe » désigne seulement le sexe biologique, et que le genre désigne l’apparence convenue d’un sexe dans une société donnée, on dira plutôt que ce comportement consiste à porter les vêtements associés à un autre genre. Le travestissement peut être occasionnel ou habituel : dans le cas de David, il a d’abord été exceptionnel avant de devenir une façon de vivre son corps à tout instant. Il s’accompagne parfois de comportements qu’une culture, à un moment donné, associe à l’un des deux sexes, comme une façon de parler, de marcher ou encore de se passer la main dans les cheveux. Dans Une nouvelle amie, David en acquiert tout au long du film et cela fait partie de sa métamorphose. Enfin, le travestissement peut s’accompagner, mais pas forcément, du désir de changer de sexe anatomique : ce n’est pas le cas de David qui ne manifeste à aucun moment le souhait de se faire opérer.

Revenons à sa métamorphose. Elle est si impressionnante qu’on est tenté, même sans être psy, de lui chercher une explication psychologique. Conscient que le spectateur va se poser la question, Ozon y répond de deux façons successives, un peu comme Hitchcock qui donnait des interprétations aux comportements de ses héros avant de confronter les spectateurs à des scènes totalement imprévisibles. La première de ces deux interprétations, c’est Claire qui la propose : elle suggère que la mère de David aurait pu désirer une fille. « Non, répond David, elle était très contente d’avoir un garçon », avant d’ajouter malicieusement « et mon père aussi d’ailleurs », comme si la remarque de Claire portait sur le désir des parents en général et pas sur le désir maternel en particulier. La seconde explication possible du comportement de David est énoncée par lui-même après qu’il ait commencé une psychothérapie. Claire le questionne sur ce que son thérapeute pense de son comportement. Et David de répondre : « Il m’a dit: « Chacun organise son deuil comme il le peut ». Mais de quel deuil s’agit-il?

Freud, qui a longuement parlé du deuil, ne l’a jamais mis en lien avec le travestissement. En revanche, il en a parlé à propos du fétichisme, avec lequel le travestissement est parfois confondu. Le fétichiste, qui est en règle générale un homme, est attaché à une pièce de vêtement féminin, en général les chaussures, les bas, les jarretelles ou la culotte. L’attachement à cet objet serait destiné à fixer la mémoire sur ce que le petit garçon aurait vu juste avant de découvrir le sexe féminin, qui l’aurait effrayé, parce qu’il pensait y trouver un organe semblable au sien. Le fétichisme témoignerait donc de la difficulté à accepter la réalité de l’anatomie féminine, qui implique de faire le deuil de la croyance que la mère ait un pénis. Il est difficile aujourd’hui d’apprécier quelle valeur pouvait avoir cette explication dans le monde extrêmement puritain dans lequel vivait Freud, tant nos repères ont changé. En tous cas, Freud semble bien avoir vécu lui-même ce traumatisme dont il parle, le jour où il entrevit, selon sa propre expression, « mater nudam ». La chose fut probablement très difficile à accepter pour le petit garçon qu’il était puisque quarante ans plus tard, il renonce à en parler dans sa langue maternelle et utilise une formule latine…

Depuis Freud, la psychanalyse a évolué, et plusieurs auteurs ont souligné que les deuils difficiles à réaliser peuvent entraîner des comportements de travestissement qui n’ont rien à voir avec la croyance en un quelconque « pénis maternel ». Le deuil seul y contribue, lorsqu’il s’agit de la perte de quelqu’un de particulièrement cher, et d’irremplaçable.

David a gardé les robes de sa mère, comme le signe d’un attachement à elle au-delà de la mort. Il confie à un moment à Claire qu’il s’habillait en femme avant de rencontrer Laura : était-ce avec les robes de sa mère? Il explique aussi qu’il avait cessé de le faire pendant le temps où il vivait avec Laura, dont la féminité le comblait. La mort de Laura a-t-elle réactivé chez David le deuil jamais fait de sa propre mère? De ce point de vue, il manque dans le film de Ozon une troisième hypothèse possible à son comportement. On pourrait la formuler de la façon suivante à David : « Ta mère a dû beaucoup t’adorer et tu le lui rend bien ». Parfois, à défaut de pouvoir garder près de soi un être cher, on le fait exister en s’habillant comme lui, ou, de façon moins spectaculaire, en  adoptant ses façons de parler, un tic qui lui était associé, ou sa manière de se coiffer. Quand on a un mort « dans la peau », il n’est pas rare qu’on lui prête parfois la sienne, comme une manière de lui redonner vie.

 

  1. Laura, à la fois morte et vivante

Trois hypothèses, c’est beaucoup, et il est finalement impossible de savoir clairement quelles sont les raisons pour lesquelles David se travestit. Le film de Ozon est en cela conforme à la réalité : il est très difficile de comprendre dans chaque situation les raisons d’un travestissement. Mais la question a finalement peu d’importance car la transformation de David n’est que le prétexte théâtralisé d’une autre bien plus discrète: celle de Claire. Car si David affiche et commente la sienne, Claire, elle, n’en parle jamais. Elle la vit et elle l’agit. A nous de comprendre comment.

Le film de Ozon débute par un long flash-back. On y voit Claire enfant être subjuguée par Laura, puis porter un regard mitigé sur la rencontre de celle-ci et de David. On la voit ensuite le jour de leur mariage, jalouse autant qu’heureuse, puis découvrir avec envie la grossesse de Laura. On la voit enfin le jour de l’enterrement de celle-ci, prononcer une oraison funèbre passionnelle à la défunte. Bref, si un personnage a un deuil à faire après la mort de Laura, c’est bien elle, plus encore que David ! C’est sans doute ce qui explique qu’elle accepte si facilement que David prenne peu à peu l’apparence de la défunte en mettant ses robes, ses chaussures et une perruque blonde qui évoquent la disparue. Mais le film va beaucoup plus loin dans ce rapprochement. Claire accepte en effet de partir en week-end avec David qui veut profiter de ce temps pour lui expliquer la signification de sa métamorphose. La nuit, seule dans son lit – celui dans lequel Laura dormait avant son mariage -, elle rêve que quelqu’un entre dans sa chambre, et chacun pense bien entendu à David. Une main retire lentement les draps qui la couvrent et commence à la déshabiller, puis un corps s’allonge près d’elle, et lorsqu’elle se retourne, ce n’est pas David qui apparaît, mais Laura, blottie contre elle. Ozon ne pouvait nous montrer plus clairement que Claire est habitée par un désir homosexuel pour Laura.

Il le fait encore à un autre moment. Claire imagine une possible relation homosexuelle entre David et son mari Gilles (Raphaël Personnaz). Pour s’en assurer, elle va les épier dans les vestiaires après un match de tennis. Elle les découvre enlacés, probablement en train de faire l’amour… avant que le spectateur réalise qu’il assiste à une scène qui se déroule dans la tête de Claire. La réalité est en effet bien différente: les deux amis rient ensemble sous la douche comme deux collégiens. Le message, là encore, est sans ambiguïté. Claire est tellement préoccupée par l’amour homosexuel qu’elle porte à Laura qu’elle a imaginé l’équivalent entre David et Gilles.

 

  1. Petits glissements entre genres

La métamorphose de Claire s’annonce par trois petits changements dans les rôles traditionnellement dévolus à un homme et à une femme. Au début du film, elle semble en effet être ce qu’on peut appeler une fille simple, vivant simplement avec un gentil mari. Mais très vite, Ozon montre que les rôles ne sont pas si bien distribués. Gilles lui mitonne des petits plats en mettant un tablier de cuisinière qu’il garde pendant le repas. Même ceux qui contestent le plus violemment ce qu’ils appellent « la théorie du genre » ne se scandaliseront pas du fait. Soit. Continuons. Un peu après, et parce qu’elle commence à évoluer sous l’effet de sa proximité avec David, Claire  change d’attitude amoureuse. Alors qu’une séquence précédente l’avait montrée peu motivée par la sexualité, cédant sans enthousiasme aux propositions de son mari, tout change brutalement. C’est soudain elle qui prend le dessus, et même littéralement puisqu’elle chevauche son mari. Et non seulement elle le chevauche, mais elle ne se préoccupe pas plus du plaisir de celui-ci qu’un homme à sa besogne ne se préoccupe, hélas, bien souvent, du plaisir de sa compagne. Et pour que l’inversion de rôles traditionnels soit bien marquée, Claire s’effondre sur le corps de son mari après sa jouissance en lui demandant, comme le fait souvent un homme un peu coupable de n’avoir pensé qu’à lui: « Est-ce que tu as joui ? » Gilles répond bien sûr que non: il a été aussi étonné par la jouissance de sa compagne qu’une femme frigide peut l’être par celle d’un homme !

Voilà pour le deuxième renversement. Le troisième commence lorsque Claire, qui ne se maquille pas et arbore des vêtements stricts, découvre avec David les signes que notre culture associe à la féminité. Saisie soudain du désir de s’approprier les symboles de la féminité affichés par David, elle se maquille les yeux, se farde les lèvres et s’habille d’une robe sexy. Mais ce moment n’est lui-même que transitoire. Car Claire abandonnera finalement à David sa part féminine après l’avoir découverte à son contact.

En effet, alors que l’évolution de David est linéaire, et le fait passer progressivement d’une apparence masculine à une apparence féminine, celle de Claire est circulaire. Elle refuse d’abord les artifices convenus de la féminité, les adopte ensuite sous l’influence de David, puis les abandonne à nouveau. Mais ce n’est pas pour revenir à son point de départ. Car entre temps, sa relation avec David a évolué de telle façon qu’elle peut lui confier le soin de mettre en scène ces  artifices sur lui-même. Ce dernier épisode de la métamorphose de Claire passe par un scénario exactement semblable à celle de David. Celui-ci a avoué à Claire que son désir de s’habiller en femme lui était revenu en passant à Laura morte sa robe de mariage. De la même manière, Claire passe à David, plongé dans le coma après un accident, une robe de Laura qu’il aimait porter, tout en fredonnant la chanson de Nicole Croisille Devenir femme. Ce « devenir » est en réalité double. En autorisant David à adopter définitivement une apparence féminine, Claire se libère en même temps de la nécessité de porter sur elle-même les marques ostensibles de la féminité.

Les dernières images montrent David et Claire en couple. Lui affiche tous les signes que notre culture associe à l’identité féminine tandis qu’elle n’en affiche aucun. David reste-t-il l’élément masculin du couple ou bien est-il devenu pour Claire une compagne ? Comment un homme qui s’identifie à une femme dans la façon de s’habiller et ses comportements publics gère-t-il son activité sexuelle ? S’il n’y a pas une seule raison à la pratique du travestissement, gageons qu’il n’y a pas non plus une seule réponse à cette question. Mais concernant David, Ozon n’y répond pas. En plus, Claire est manifestement enceinte… Est ce de David? Le spectateur est bien entendu invité à le penser, mais Ozon, là encore, n’en dit rien…

 

  1. Hommes et femmes

Revenons pour terminer à la seule problématique que ce film aborde clairement, celle du deuil que Claire ne parvient pas à faire de Laura. L’évolution de David n’est plus lue alors à la lumière de sa propre histoire, mais de celle de ces deux femmes. En se travestissant en Laura tout en restant un homme, David permet à Claire de vivre à la fois avec le mari de sa meilleure amie qu’elle lui enviait, et avec sa meilleure amie elle-même dont elle était secrètement amoureuse. Mais il permet aussi à Laura, ressuscitée en sa propre personne, de vivre avec Claire. David n’est finalement qu’un instrument aux mains des deux femmes, à commencer bien sûr par Claire. Le spectateur croit tout au long du film que c’est lui qui tient les rênes de l’histoire, alors qu’en réalité, il ne fait qu’agir le désir de celle-ci. En cela, Une nouvelle amie est autant un film sur la manière dont le désir féminin se réalise à travers les métamorphoses d’un homme qu’un film sur le travestissement. Et c’est bien entendu son aspect le plus subversif.

Pour terminer, disons alors quelques mots de ce nouveau continent noir qu’est celui de la féminité masculine. Car tout enfant vit d’abord une période d’intense attachement à sa mère qui laisse en lui une part de féminité qu’il devra ensuite apprendre à gérer. Si c’est un garçon, plusieurs éventualités s’offrent à lui. La première est de déléguer cette part de lui-même à sa compagne et de vivre avec elle comme avec ce que l’on nomme justement « sa moitié »: la femme est alors chargée d’incarner la féminité maternelle que l’homme a précocement intériorisée et qu’il a renoncé à mettre en scène sur son propre corps.

Mais le garçon peut aussi refuser de déléguer cette part de lui-même à une femme, en partie tout au moins. Cela peut aller jusqu’à lui refuser une jouissance qu’inconsciemment, sa part féminine lui envie.

Enfin, une troisième éventualité est qu’il décide d’incarner sur son propre corps cette part féminine. C’est ce qui est mis en scène dans Une nouvelle amie. Mais l’intérêt du film de Ozon est de nous montrer à quel point ce choix n’est jamais solitaire. Il tient toujours le plus grand compte des fantasmes et des attentes de l’entourage proche, c’est-à-dire ici de Claire.

 

 

Bibliographie:

Anzieu D. (1985). Le Moi-peau, Paris, Dunod, nouvelle édition 1995.

BOWLBY J., (1978-1984-1998). Attachement et perte, Paris : PUF, (trois tomes).

Freud S. (1917). Deuil et mélancolie, OCP, XIII, Paris, PUF, 1988.

 

 

 

 

[1] Film de François Ozon, sorti en salles le 5 novembre 2014, d’après un roman de Ruth Rendell intitulé « Une amie qui vous veut du bien ».