There will be blood – Pour le Bien des hommes

par | 2010 | 2010, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

There will be blood

Pour le Bien des hommes

 

Au milieu du désert, un homme, avec pour seuls amis sa pioche et son fusil, creuse la terre avec acharnement. C’est par ces images que débute There will be blood, du réalisateur Thomas Anderson. On découvre vite que ces images sont la métaphore de tout ce qui va suivre. Le héros – joué par Daniel Day-Lewis, qui a reçu pour son interprétation l’Oscar du meilleur acteur en 2008 – est un homme solitaire qui se méfie de ses semblables. Il s’appelle Daniel Plainview et nous sommes à l’aube du XXème siècle. Il découvre de l’or, puis du pétrole, mais reste toujours aussi seul. L’un de ses ouvriers meurt lors d’un accident. Il recueille son bébé et le fera passer pour son jeune fils. On comprendra plus tard que c’est pour mieux convaincre les fermiers de lui vendre leurs terres. « C’est plus facile de négocier quand tu t’amènes avec cette gueule d’ange ». En effet…

Une formidable intuition relationnelle

Daniel Plainview ne possède pas seulement une formidable méfiance vis-à-vis de tous ses interlocuteurs, il est aussi muni d’une extraordinaire capacité à entrer dans leurs préoccupations et à y répondre… par des mots. A chaque fois, il comprend leurs attentes et s’y adapte. Lorsqu’il parle à des mères de famille, il met en avant le sens de la famille : « Je travaille la main dans la main avec mon adorable fils », « Nous sommes une entreprise familiale », etc. Quand il s’adresse à des parents qui ont des enfants en âge d’être scolarisés : « Nos enfants sont l’avenir pour lequel nous nous battons », « Famille égale enfant et enfant égale éducation ». Et quand il parle à des ventres vides : « Vous aurez du grain à ne plus savoir qu’en faire, du blé vous sortira par les oreilles ». Les religieux ne sont pas oubliés non plus « C’est Dieu qui m’a conduit jusqu’ici… La première route conduira à l’Eglise ». Et chaque intervention se termine par « Venez me rendre visite » et « Merci de m’avoir écouté ». Mais est-il aussi aimable qu’il veut le laisser croire ? Un homme âgé et qui veut lui vendre ses terres lui propose de venir lui rendre visite. La réponse ne laisse planer aucune équivoque : « Qu’il attende, cela le fera réfléchir… » Sous entendu : « …à baisser son prix ».

Tout va bien pour Daniel Plainview jusqu’à ce qu’il rencontre une famille de fermiers dans laquelle le fils aîné, Eli, s’oppose à lui. Le différend naît d’une discussion sur le prix d’un terrain. Mais très vite, le spectateur comprend que l’enjeu est ailleurs, dans l’affrontement entre les deux hommes. L’un construit des églises, sa religion est celle de « la troisième révélation ». L’autre construit des derricks, sa religion est l’or. L’un est allumé par Dieu, l’autre par le dollar.

Dieu et l’argent

Derrière ces deux moyens de prendre le pouvoir sur ses semblables, on reconnaît bien sûr les deux piliers de la société américaine, de ses rêves et de ses démons. Mais la compétition des deux hommes ne se réduit pas à une illustration de ce qui fait la spécificité américaine. C’est aussi la mise en scène d’une même forme de personnalité derrière des apparences dissemblables. Car ne nous y trompons pas. Eli et Daniel Plainview sont un seul et même homme. Tous les deux sont persuadés d’avoir d’immenses pouvoirs, l’un pour chasser les démons du corps de ses concitoyens, et l’autre pour faire entrer l’or dans ses caisses. Et tous les deux haïssent leurs congénères. Bien sûr, le businessman semble plus radical, allant jusqu’à déclarer : « Je déteste la plupart des gens ». Mais ils ont tous deux un point commun : ils aimeraient les hommes… si ceux-ci étaient différents. Car pour les paranoïaques, tout le malheur vient de ce que sont les hommes. Comme le dit Daniel Plainview : « Plus j’observe les gens et moins j’ai envie de les aimer », « Je trouve les humains répugnants », « J’ai vu ma haine grandir jour après jour au fil du temps ».

A l’époque  où Freud tentait de rapporter, avec plus ou moins de succès, toutes les pathologies à des problématiques sexuelles, il proposa de comprendre la paranoïa comme un refus de reconnaître son homosexualité. Le paranoïaque aimerait les personnes de même sexe que lui, mais serait dans l’impossibilité de le reconnaître. La proposition inavouable « Je l’aime » deviendrait alors « il m’aime », par projection, puis « il me hait », par inversion, cette haine assurant de préserver la relation sans jamais reconnaître la nature amoureuse du lien. Chacun sait bien en effet que les relations de haine sont les plus tenaces. On peut arrêter d’aimer quelqu’un – et cela arrive même assez souvent -, on cesse rarement de le haïr. Dans le schéma freudien, l’amour que le paranoïaque ne supporterait pas d’éprouver pour un autre homme se transformerait en une haine féroce. Mais est-ce la cause ? Quelques dizaines d’années après que Freud ait mis en avant la thème homosexuel dans le délire paranoïaque d’un juriste- et homme de pouvoir –  de son époque (le président Schreber), Morton Schatzmann publia un ouvrage dans lequel il mettait à jour les graves persécutions que le célèbre malade avait subi de la part de son propre père dans son enfance[1].

La haine travestie en amour universel

Le film de Thomas Anderson, lui, ne nous dit rien sur l’enfance des deux héros et les causes possibles de leur rapport si particulier au monde. En revanche, il est une illustration d’un trait de caractère commun à bien des paranoïaques : la haine du genre humain travestie en rêve d’amour universel. Pour Eli, les hommes sont habités par le démon, et c’est dans le sang qu’ils doivent se purifier à l’occasion d’un rituel qui associe humiliations et coups. Chez lui, le désir paranoïaque de vouloir transformer ses concitoyens relève d’intentions pures : c’est parce qu’il les aime qu’il les maltraite. Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de rouer son vieux père de coups en le traitant d’imbécile et en lui promettant l’enfer, parce qu’il lui reproche d’avoir accepté une somme d’argent dérisoire. Quant à Daniel Plainview, ses solutions sont plus radicales encore. Ceux qui ne sont pas tels qu’il les souhaiterait, il s’en débarrasse. C’est le cas avec son « fils » lorsque celui ci devient sourd à la suite d’un accident, et de l’homme qui a su se faire passer auprès de lui pour son demi frère. Plus tard, quand ce même fils devenu adulte l’informera de son souhait de fonder sa propre entreprise et de devenir prospecteur de pétrole au Mexique, Daniel Plainview le rejettera, ne trouvant rien d’autre alors à lui dire que : « Ton cœur est plein de haine ».  Quand le paranoïaque éprouve une émotion agressive, c’est à l’autre qu’il l’attribue. Pour lui, tout le mal vient d’autrui. Pas question de se remettre en cause de quelque façon que ce soit. Il souffre au plus haut point d’un défaut d’attribution. Tout ce qu’il ressent de noir vis-à-vis de ses interlocuteurs, il le perçoit aussitôt comme venant d’eux. Plus il se prend de haine pour quelqu’un et plus il se sent haï.

En fait, le problème du paranoïaque est probablement moins qu’il se défende contre son homosexualité que contre ses émotions. Car Daniel Plainview n’en est pas dénué, comme le montre sa difficulté à se séparer de son jeune fils pour le mettre en pension parce qu’il ne supporte plus sa surdité, ou encore sa tendresse lorsqu’il le retrouve. En fait, cet homme qui sait si bien comprendre les autres et les manipuler vit dans la terreur que l’on fasse pareil à ses dépends. Et c’est pour cela qu’il a établi une solide barrière contre le risque de se laisser attendrir, tout au moins par ses pairs. Avec les enfants, il n’a en effet rien à craindre et peut avoir des relations plus apaisées. Mais pour les adultes, la peur qui l’enserre comme un étau constitue un handicap relationnel sérieux et durable.

L’angoisse de l’intrusion

Le terme de « paranoïaque » désigne d’abord une personnalité rigide associant méfiance et surestimation de soi. Mais il désigne aussi une forme de psychose bien particulière dans laquelle tout est interprété selon une seule grille : les intentions malfaisantes des interlocuteurs. Lorsqu’il se sent incompris, le  paranoïaque ne rapporte pas la situation aux limites intellectuelles ou émotionnelles de son interlocuteur, mais il pense aussitôt que celui ci a des intentions sadiques à son égard. Et lorsqu’il se sent compris, il est encore plus menacé car il redoute que son interlocuteur profite de son intuition pour le manipuler ou le traiter de façon condescendante.

On retrouve ainsi chez les paranoïaques psychotiques une caractéristique sur laquelle les psychiatres et les psychanalystes se sont longtemps trompés. On les a cru indifférents ou distants, la réalité est qu’ils sont hypersensibles. Comme ils semblent souvent inaccessibles, repliés sur eux-mêmes ou sur des préoccupations qui échappent à l’observateur, ils étaient vus comme des « forteresses », vides selon les uns, remplies de monstres terrifiants selon les autres. Dans les deux cas, il était admis que leur vie psychique était plus tournée vers le dedans que vers le dehors. Mais on sait aujourd’hui que ce n’est pas vrai et que les psychotiques sont au contraire extrêmement sensibles aux autres, qu’ils en ont conscience, et que pour cette raison-là justement, ils s’en protègent. Dans le cas des paranoïaques, cette protection prend la forme de l’attaque. Ils deviennent persécuteurs parce qu’ils se sentent persécutés. Face à celui ou celle par qui il se sent attiré, la personnalité paranoïaque pense : « Tu veux me manipuler, je te rendrai coup pour coup ». Quant au paranoïaque délirant, il franchit un degré de plus : « L’un de nous deux doit mourir, et ce ne sera pas moi ». Rien d’étonnant donc si le film de Thomas Anderson se termine par un meurtre à la fois extraordinaire pour le spectateur et absolument banal pour celui qui l’accomplit. « J’ai fini », dit le criminel au premier témoin qui se présente. Histoire de dire, « Tout est consommé ».

 

D’où vient cette angoisse des paranoïaques, a-t-elle un modèle dans le développement de l’enfant ? S’agit il de l’angoisse d’être submergé par un pouvoir d’intrusion incontrôlable, sur le modèle de ce que vit un très jeune enfant lorsqu’il craint que sa mère soit à la fois propriétaire de son corps et lectrice de ses pensées ? Probablement. Mais n’oublions pas non plus que cette angoisse nous habite plus ou moins tous, et que l’environnement social a le pouvoir de l’apaiser… ou au contraire de l’aggraver. Les procédures d’évaluation tatillonnes  et les menaces de sanction suspendues à des manquements aux règlements peuvent produire une véritable « paranoïa professionnelle » chez des personnalités qui, sinon, seraient restés ouverts aux émotions et aux souffrances de leurs proches. Ils s’éloignent alors défensivement de la tâche qui devrait échoir à tout humain d’accepter de recevoir les émotions de leurs interlocuteurs et de les partager. Et en même temps, ils tentent de se masquer à eux-mêmes ce déficit par des rationalisations.

En ces temps de crise et de flottement, ce film nous rappelle opportunément deux prudences essentielles. D’abord, ne cherchez jamais à convaincre de quoi que ce soit quelqu’un qui se sent persécuté : il vous prendrait pour cible et ne vous lâcherait plus, vous deviendriez son persécuteur attitré et il vous le ferait payer très cher ! Et ensuite, méfiez-vous de ceux qui vous promettent un monde parfait. Les plus dangereux sont ceux qui y croient vraiment, car ils se sentent investis de la mission de le « purifier », par tous les moyens.

 

Bibliographie

Freud S., Le président Schreber : une paranoïa, Cinq psychanalyses, Paris : PUF, 1954.

Schatzman M.,. L’esprit assassiné, Paris : Stock, 1973.

[1] Schatzman M., (1973). L’esprit assassiné. Ed. Stock.