Potiche – Postiches

par | 2011 | 2011, Chronique de Cinéma

Postiches

A propos de Potiche, de François Ozon[1]

 

Il est rare de regarder un beau conte de fée, et qui plus est amusant, alors ne boudons pas notre plaisir ! François Ozon nous raconte en effet avec humour l’incroyable histoire d’une femme d’âge mur, sans emploi de son métier, confrontée au naufrage de l’entreprise de son mari… qui disparaît justement au moment où tout commence à se gâter. Elle s’en sort évidemment très bien, et même mieux !  Elle remet l’entreprise sur les rails, vit une belle histoire d’amour avec le leader syndical de l’endroit, et décide finalement de se lancer dans la politique lorsqu’elle se retrouve dépossédée de son leadership par son traître de mari. Mais ce n’et pas pour toutes ces raisons que nous avons décidé d’en parler. C’est  parce que ce film nous parait illustrer une tendance inquiétante de notre société : se faire embaumer de son vivant.

 

Le masque

Dans Le Plaisir de Max Ophüls[2], on voit un homme mener une danse endiablée dans un bal mondain. La caméra se rapproche de son visage, qui apparaît alors de plus en plus étrangement figé. Soudain l’homme s’effondre. On se précipite, on lui enlève son masque… car il en avait un. Sous l’apparence joviale et juvénile se cache un vieillard haletant. Mais le monde a changé, ce n’est plus sous un masque de carton que ceux qui ont décidé de ne pas vieillir font des contorsions : c’est sous leur propre visage figé en un masque immuable. Tels sont en effet les résultats conjoints du « botox » (cette toxine utilisée pour paralyser certains muscles faciaux afin de diminuer les rides d’expression), de « l’acide hyaluronique » (substance de comblement, celle là) et d’habiles et nombreux actes de chirurgie esthétique. Le film de François Ozon semble reposer tout entier sur cette idée simple, mais qu’on ne cesse de savourer tout au long du film : organiser un Musée Grévin virtuel des deux « Monstres Sacrés » qui y collaborent, verticalement ou horizontalement : Catherine Deneuve et Gérard Depardieu. La première ressemble à ce qu’elle n’a cessé d’être depuis qu’elle a décidé de ne plus vieillir, tandis que lui est devenu – on n’ose pas imaginer à quel prix – ce qu’il n’avait jamais été : un masque de cire.

Rappelez vous de Mammouth[3]. Gérard Depardieu commençait à ressembler à un homme qui vieillit. Il a maintenant le front et les joues de l’Apollon du Musée des Offices, bien que rien n’ait pu lui enlever son nez à la Cyrano et son cou de taureau. Entre Catherine toujours neuve et Gérard toujours Dieu, il y a pourtant une différence. Là où l’homme est réduit à une tête immobile, la femme y ajoute des jambes qu’elle n’arrête pas d’agiter. Elle descend un escalier ? Tiens, ses jambes apparaissent en premier, le reste étant hors champ. Monte-t-elle dans un camion ? Voilà encore ses jambes qui bougent toutes seules, le haut du corps étant masqué par la portière ouverte. Le marchepied est juste fait pour qu’elle soit obligée de retrousser un peu sa robe pour lever la jambe assez haut. Hélas, le visage d’une femme a lui aussi besoin de mouvement pour exprimer, et le sien n’en a guère. Le botox, l’acide hyaluronique et les liftings en sont venus à bout. Merveilleuse substance que le botox : ceux qui y ont recours pour ne plus avoir de rides d’expression finissent, si on croit les publicités, par ne plus avoir d’expressions du tout. Ils s’habituent à ne plus sourire, à ne plus froncer les yeux, bref, à ne plus manifester la vie qui les habitent que par leur regard et leurs intonations, ce qui, évidemment, les prive de beaucoup de nuances.

 

Corps, émotion, pensée

Après avoir été longtemps ignorées ou méprisées, les émotions sont aujourd’hui partout reconnues comme un chaînon essentiel de la pensée. On les disait le propre des enfants et des femmes, on sait aujourd’hui qu’elles jouent un rôle essentiel dans la mise en route des processus cognitifs. Point de pensée sans émotions, nous dit Antonio Damasio, qui prétend ainsi dénoncer « l’erreur de Descartes », qui n’en avait pourtant pas autant dit, même si son successeur Malebranche s’est avancé sur ce chemin. Mais les émotions existeraient-elles sans les mimiques et les gestes qui les accompagnent ? Déjà, James disait que « nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, mais que nous sommes tristes parce que nous pleurons », et que nous ne fuyons pas un danger parce que nous avons peur, mais que nous avons peur parce que nous fuyons ». Les recherches sur l’importance de l’imitation motrice et émotionnelle chez le jeune enfant semblent aujourd’hui lui donner raison. Le bébé imite les mimiques de son adulte de référence, et cette imitation suscite chez lui l’émotion correspondante. Et ce processus qui mène du corps à l’émotion ne s’arrête pas là. Les gestes et les mimiques semblent bien être des supports pour la pensée elle-même. Une recherche récente a ainsi montré que certaines personnes détournent le « kit mains libres » conçu à l’origine pour que les automobilistes puissent parler tout en conduisant. Elles l’utilisent  pour pouvoir bouger les mains en parlant. Cela tendrait à prouver que les gestes des mains que l’on fait en parlant servent à se donner des représentations personnelles de ce qu’on dit plutôt qu’à communiquer avec son interlocuteur puisque ici, on ne le voit pas.

Plus troublant encore, il a été montré que les injections de Botox diminuent la réceptivité à ses propres émotions et cela de façon sélective. Les injections dans les muscles du front – qui servent plutôt à exprimer la tristesse ou la colère – réduisent de 5% à 10% la compréhension d’un texte destiné à susciter ces mêmes émotions ; tandis que les injections autour de la bouche, dont les mouvements accompagnent plutôt les manifestations de plaisir, réduisent la compréhension de textes joyeux dans les mêmes proportions. D’autres expériences ont également révélé que l’injection de Botox diminue l’activité de certaines régions du cerveau impliquées dans la perception des émotions[4]. L’ensemble de ces résultats tendrait à prouver que les mimiques ne sont que secondairement un support de communication émotionnelle. Leur première fonction est de nous permettre de nous donner des représentations de ce que nous pensons et éprouvons.

Du coup, un jour nouveau est porté sur les moyens dont l’être humain dispose pour se donner des représentations personnelles de son monde intérieure – ce qu’on appelle couramment la « symbolisation », ou encore « le travail psychique de symbolisation ». On a d’abord cru que le langage était le seul moyen d’y parvenir, à tel point que pendant presque tout le XX è siècle, le mot de « symbolisation » a été utilisé comme synonyme de construction langagière, parlée ou écrite, et  la psychanalyse s’est construite sur cette base. Puis les images ont été reconnues comme un support de pensée, non seulement pour préparer le langage, mais parallèle à lui. Une image d’une situation dont nous ignorons tout permet de commencer à la penser aussi bien qu’un discours, et certaines personnes appuient même leurs constructions psychique sur des images bien plus que sur le langage[5]. Du coup, la découverte du rôle joué par les mimiques et les émotions ajoute une troisième dimension à cet édifice qui en comportait déjà deux : on les croyait être seulement des supports d’expression et de communication,  on découvre qu’elles sont d’abord un lieu d’étayage pour la pensée[6]. Empêcher, par une contrainte physique ou chimique, les manifestations d’une émotion, ce n’est pas seulement étouffer celle ci, c’est aussi interdire que les pensées auxquelles elle aurait pu donner naissance viennent au jour.

 

L’effet Koulechov

 Le film de François Ozon met finalement ceux qui le regardent dans la situation des spectateurs de ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet Koulechov », du nom de son découvreur. Ce théoricien russe des origines du cinéma a montré que le même visage (avec une expression d’étonnement par exemple) prend des significations différentes selon qu’il est accolé à une image plaisante ou menaçante.  Autrement dit, c’est le contexte qui donne son expression à un visage immobile. Alfred Hitchcock a usé avec génie de ce pouvoir de cinéma, et il s’en est vanté[7]. Dans Fenêtre sur cour, par exemple, il confie avoir utilisé à deux moments le même plan du visage de James Stewart. Une fois quand il regarde l’endroit où semble être enterré un cadavre – et tout les spectateurs croient lire  l’effroi sur son visage ; et l’autre quand il surprend une fille en train de se trémousser devant sa fenêtre – et là, nous dit Alfred Hitchcock, tout le monde pense qu’il est « un vieux cochon »…

Du coup, Potiche donne bizarrement l’impression d’être moins un film qu’un roman photo. Ce que semble d’ailleurs sous-entendre tacitement le générique, puisque l’écran y est divisé en plusieurs images aux bords arrondis, justement comme les cases des romans photos des années 1960. Et tous les acteurs semblent se plier au jeu de « jouer » le moins possible, sans doute pour ne pas casser cet équilibre fragile où nous devons oublier que c’est nous qui donnons des émotions aux deux masques de cire dont l’histoire nous est contée. Depardieu vient d’abandonner Catherine Deneuve au bord de la route car il l’aime et qu’elle ne veut pas aller plus loin avec lui. Visages figés de l’un et de l’autre… On n’ose pas imaginer une intervention d’un acteur non botoxé dans ce paysage. Ho, pas forcément Louis de Funès ou Michel Simon – ne tombons pas d’un extrême dans l’autre – mais, allez, seulement Jeff Bridges[8] ou Natalie Portman[9], l’actrice primée de Black Swan. Potiche ne tient que de nous faire croire qu’un acteur, c’est « ça » : un visage de marbre dans un corps figé. A tel point qu’on se surprend parfois à regretter que le réalisateur n’ait pas utilisé des acteurs virtuels auxquels l’ordinateur donnerait de vraies et riches mimiques « humaines ».

A l’heure où les avatars de pixels sont capables d’expressions de plus en plus fines et réalistes – que ceux qui en doutent jettent un œil au jeu vidéo Heavy Rain -, les vivants n’auraient-ils bientôt plus d’autres ambition que de s’identifier aux marionnettes du Musée Grévin ?

Mais qu’est-ce qui les pousse ainsi à préférer avoir un visage inexpressif et qui ne vieillit pas à un visage expressif et qui vieillit ? Est-ce le regard des autres ? C’est peu probable, car les mimiques sont interactives et celui qui communique avec de riches mimiques peut s’attendre à bénéficier d’un retour équivalent. Est-ce alors le miroir ? C’est plus probable : le désir de ne jamais voir son visage vieillir nourrit l’illusion de ne jamais changer. Chacun connaît l’histoire de la marâtre de Blanche Neige qui voulait rester la plus belle, mais on oublie souvent que ce conte, dont la tradition orale remonte au moyen âge, a été imaginé à une époque où les miroirs ne donnaient qu’une image très imparfaite de l’apparence. A tel point que chacun pouvait y trouver ce qu’il désirait – ou redoutait – d’y voir. C’est ainsi que l’Eglise catholique put affirmer que « toute femme qui se regarde dans un miroir y voit les fesses du diable ». Cette phrase, qui fait sourire aujourd’hui, ne tirait pas seulement sa force de fait que l’on croyait au Diable, mais aussi du fait que dans ces miroirs là, on n’y voyait goûte…

Pourtant, les miroirs plans conçus au XVIIIème siècle, et dont nous sommes si familiers aujourd’hui, pourraient bien n’être eux-mêmes qu’une étape sur la voie du rapport à l’image de soi. Car les technologies numériques peuvent aujourd’hui proposer des miroirs de pixels où on ne vieillit jamais ! Une caméra dissimulée dans l’écran renvoie à celui qui s’y regarde l’image qu’il désire y trouver. Après l’appareil photographique qui efface les rides, c’est le miroir où on ne vieillit jamais !

 

 

 

 

Bibliographie

Vérités et mensonges de nos émotions, Albin Michel, 2005

L’empathie, au cœur du jeu social (2010, Albin Michel).

 

 

 

[1] Potiche, Comédie de François Ozon, sortie du film le 10.11.2010.

[2] Le Plaisir, film de Max Ophuls sorti en 1952.

[3]

[4] Havas D. et al, in Psychological Science. (2010), vol. 21, page 895.

[5] Grandin T., Penser en images, Paris : Odile Jacob.

[6] J’ai personnellement toujours défendu cette position, qui fait l’objet de ma thèse de Doctorat en Psychologie (Université Paris X Nanterre – U.E.R. de Psychologie) : Geste graphique et fantasme dépressif : contribution à l’étude psychodynamique du moment du tracé, 1984.

[7] Hitchcock /Truffaut , édition définitive, Paris : Ramsay, 1983

[8] Acteur notamment dans  True Grit des Frères Coen, sorti en février 2011.

[9] Black Swan, de Darren Aronofsky sorti en février 2011.