Serge Tisseron
A propos de Departures
De Yojiro Takita
Un jeune homme perd son emploi de violoncelliste. Ses compétences n’y sont pour rien puisque c’est le désintérêt du public pour la musique classique qui a conduit le propriétaire de l’orchestre à le dissoudre. Mais il n’y a pas d’événement en soi. Tout ce qui nous arrive prend sa signification des rapports que nous entretenons avec notre histoire personnelle, notre environnement et nos relations. C’est ce « fond » qui crée l’événement pour chaque sujet singulier. Et c’est ce que nous montrera ensuite le film de Yojiro Takita pour des pertes d’une toute autre importance puisqu’il s’agira du deuil d’un être cher. Mais tout est déjà en germe dans cette première séquence.
Alors qu’un collègue de Daigo prend ce licenciement avec philosophie, lui ne peut pas s’empêcher d’imaginer qu’il en en porte une responsabilité. Il rumine : « J’aurai dû mieux gérer ma carrière…J’ai surestimé mon talent… » La dimension personnelle et émotionnelle de cet événement ne tarde pas à apparaître. Le choix d’être violoncelliste n’était pas seulement guidé par un désir personnel. C’est en effet le père de Daigo, disparu quand l’enfant avait six ans, qui l’a obligé à apprendre cet instrument. Etre violoncelliste permettait ainsi au jeune homme de rester fidèle à son père tout en entretenant l’idée qu’il pourrait l’écouter et être fier de lui. A défaut de pouvoir lui parler, il lui jouait de la musique. Ainsi arrive-t-il souvent que le choix d’un métier, d’un passe-temps, voire d’un conjoint soit une manière d’assurer des retrouvailles imaginaires avec un disparu
Mais si la perte d’une être cher suscite toujours le désir de le retrouver, il n’est pas rare qu’elle s’accompagne aussi de la colère qu’il ne soit plus. Or le père de Daigo a abandonné sa femme et son fils pour partir avec la serveuse du restaurant familial. Le jeune homme n’a jamais cherché à le revoir. Et lorsque sa femme évoque cette possibilité, il répond : « Je ne veux pas revoir mon père, et si je le revois, je lui casse la gueule » On peut imaginer que la perte d’estime de soi vécue par Daigo après la dissolution de son orchestre soit aussi liée à cet événement. A six ans, un enfant abandonné s’imagine facilement responsable du départ de son parent. « Mon père m’a quitté parce que je n’étais pas à la hauteur de ses attentes ».
Pourtant, personne n’est absolument seul après un départ. Daigo a perdu son père, mais il peut compter sur sa mère. Mais le peut il vraiment ? Yojiro Takita a le mérite de balayer l’idée suivant laquelle ce serait la faiblesse du moi de l’enfant qui l’empêcherait de pouvoir supporter la douleur d’un deuil ou d’un abandon. Quelle que soit la possibilité qu’a un enfant d’ y faire face, il n’est pas rare que ce soit d’abord les adultes qui l’entourent qui en soient incapables. Ils ne peuvent pas affronter leur propre douleur, ni celle de leur enfant, et encore moins leurs deux deuils simultanés.
Les enfants le comprennent vite. Quand un parent a peur des sentiments, l’enfant cache les siens. Et quand un parent préfère le silence, l’enfant cesse très vite de poser les questions qui pourraient pourtant l’aider à prendre du recul et à gérer son deuil. Bien des enfants souhaiteraient en savoir davantage sur les raisons et la manière dont l’un de leurs parents a disparu et sur ce qui s’est passé depuis pour lui. Mais leurs questions se heurtent rapidement à l’attitude évasive ou au silence de celui avec lequel ils continuent à vivre, et ils apprennent à se taire. C’est ce qui est arrivé à Daigo. Comme sa mère ne supportait pas de le voir pleurer, il a pris l’habitude de se rendre régulièrement aux bains publics pour y laisser couler ses larmes, seul, le corps immergé dans l’eau. La propriétaire de cet établissement le racontera plus tard : « Je voyais ses petites épaules trembler et les larmes couler. Il n’a jamais pleuré devant sa mère ».
Daigo n’a pas perdu sa mère en même temps que son père, mais le départ de celui-ci a marqué une rupture dans ses relations avec elle. Il a dû apprendre à retenir ses émotions et ses sentiments, autrement dit à développer une attitude socialement détachée par rapport à sa douleur. Mais cette façon personnelle qu’il a eue de gérer sa perte lui permettra plus tard de choisir un métier dont l’importance est largement sous estimée dans notre culture : l’accompagnement du deuil. Car si les derniers instants de confrontation avec le mort sont étroitement liés à tout ce qui a été vécu précédemment, ce sont aussi des pièces majeures de ce qui sera vécu par la suite.
Après le départ de son père, la seconde perte grave à laquelle est confronté Daigo est le décès de sa mère. Elle part alors qu’il est loin. Il ne peut pas assister à ses obsèques. Ses derniers instants lui sont comme volés. Les paroles qui lui auraient permis de mieux gérer ses douleurs secrètes d’enfant ne peuvent pas être prononcées.
Le reste va relever du hasard car la vie est toujours imprévisible. Daigo répond à une petite annonce mystérieuse qui le conduit dans une entreprise spécialisée dans la préparation et l’accompagnement des morts, de la demeure familiale au crématorium. Nous y découvrons que la toilette, l’habillement et le maquillage du défunt se passent différemment au Japon qu’en France. Tout a lieu devant la famille réunie. Les gestes qui relèvent habituellement de l’intimité avec le cadavre sont vécus au sein même de la famille : caresser son visage ou ses mains, l’embrasser, pleurer sur son cercueil ouvert… Et si quelqu’un a quelque chose à confier au mort, il le fait devant tous les autres. Mais nous découvrons aussi que le deuil obéit à la même logique que celle que nous connaissons : le même douloureux état d’âme, le même sentiment de révolte et de colère, la même difficulté à accepter le passage de la vie à la mort, et la même tentation de trouver des coupables…
Le film de Yojiro Takita connaît alors ses meilleurs moments. Nous y voyons Daigo apprendre de son maître les gestes, et surtout l’état d’esprit qui doit présider aux derniers soins du mort. Un état d’esprit fait d’une profonde empathie, comme si l’officiant avait la capacité de se mettre à tout moment à la place de ce que le défunt pourrait ressentir. Traité avec douceur, gentillesse et attention, le cadavre ne tarde pas en effet à trouver une allure vivante sous l’artifice du maquillage.
Mais l’apprentissage de Daigo devra d’abord passer par une épreuve initiatique, la pire qu’il puisse imaginer, apporter les derniers soins à un cadavre de vieille femme à moitié décomposée. De retour chez lui, il se met à vomir en voyant la peau jaune d’un poulet prêt à cuire. Puis il se précipite sur sa femme pour lui faire l’amour. Il n’est pas rare que la proximité de la mort donne le désir d’exalter ainsi les pouvoirs de la vie. Ce moment décidera aussi de sa vocation : devenir celui qui assure le passage de la vie à la mort. Un travail mystérieux, qu’on pourrait d’une certaine façon comparer à celui… des psychanalystes. Dans les deux cas, il s’agit d’aider à enterrer les morts. Daigo le fait en veillant à réconcilier avec le mort les survivants réunis autour de son cadavre, tandis que le psychanalyste convoque les souvenirs et tente de mettre son patient en paix avec les morts qu’il porte en lui. Un grand nombre de demandes de thérapie sont d’ailleurs organisées autour de situations de deuil difficiles. Et bien souvent, malheureusement, les conditions matérielles qui ont accompagné les derniers moments du défunt n’ont guère permis que le travail du deuil se fasse correctement. Rappelons ce que nous disions au début. Un deuil problématique n’est jamais la seule conséquence d’une configuration psychique particulière. Il s’y ajoute bien souvent une situation familiale conflictuelle, voire un défaut de rituels d’accompagnement. C’est malheureusement souvent le cas en Occident. Trop peu de cérémonies, trop de chambres mortuaires déshumanisées et déshumanisantes, trop de crémations bâclées.
La suite nous montrera la diversité des réactions familiales après un rituel réussi. C’est en effet lorsque le défunt ressemble une dernière fois au vivant qu’il était que les langues se délient. Il y a alors ceux qui jouent une dernière fois avec lui ; ceux qui regrettent amèrement de n’avoir pas fait ou dit ce qu’ils auraient dû quand c’était encore possible ; et ceux qui cherchent des coupables, dans la famille ou… sur la personne de l’officiant.
Mais Daigo devra encore franchir deux épreuves. La première sera d’annoncer à ceux qu’il aime qu’il fait ce métier. Sa femme le traite d’abord d’« impur » et le quitte, tandis que ses « amis » lui conseillent de se choisir un métier plus honorable. La honte de s’occuper des morts n’est pas loin, comme si celui qui le fait préférait leur compagnie à celle des vivants. Le savoir-faire de Daigo aura raison de leur réticence.
La dernière épreuve lui permettra de se réconcilier avec son père en accomplissant, pour lui, après sa mort, le rituel du deuil. Il pourra alors partager son temps entre son métier que sa femme et ses amis ont accepté et le bonheur de jouer sur son violoncelle d’enfant, pour son père, à jamais.
Departures pointe enfin une dernière question. Une expérience de perte ou de séparation peut provoquer un processus psychologique comparable à ce qu’est en physiopathologie une inflammation. Dans un cas, c’est du tissu cicatriciel qui est produit, et dans l’autre, un retrait émotionnel ou un goût pour la mort, mais dans les deux cas, ce processus destiné d’abord à gérer l’agression peut créer ses propres difficultés. Cela ne veut pas dire que les capacités de la personne en soient altérées de façon inévitable. Mais cela signifie que, comme par exemple dans le cas du rhumatisme articulaire aigu, lorsque trop de tissu cicatriciel a été produit, il peut en résulter un dysfonctionnement plus ou moins grave. Il s’agit là des variantes pathologiques des processus qui caractérisent le deuil normal. Mais à trop penser que le deuil doive être normal, nous risquerions d’oublier que l’évolution de chacun ne se fait pas selon un parcours rigoureusement balisé par le savoir médical, mais de manière imprévisible, chaotique, et que nous devons chacun accepter. Et c’est justement cette sorte de tissu cicatriciel produit chez Daigo par ses expériences de deuil successives qui va lui permettre de trouver finalement son chemin.
La capacité de surmonter un traumatisme est maintenant ce qu’on appelle la résilience. Le problème est qu’au début, les chercheurs ont attribué cette capacité à une qualité individuelle, avec le risque de diviser l’humanité en deux : ceux qui la posséderaient (les fameux « résilients ») et les autres. On reconnaît dans cette division du monde le schéma darwinien de la lutte pour la vie et de la sélection des plus forts, et cette analogie n’a pas manqué d’être soulignée.
Aujourd’hui, elle est considérée comme une force que chacun possède à un degré ou un autre. Elle nous permet de négocier avec les ruptures de l’environnement et les bouleversements intérieurs qui en résultent. Elle intervient dans les événements exceptionnels comme un accident, une maladie ou un deuil, mais aussi au cours des phases normales du développement telles que la crise d’adolescence, celle du milieu de la vie, la ménopause ou l’entrée dans la vieillesse. Elle est dans tous les cas imprévisible.
Cette approche présente un avantage considérable par rapport à la précédente : chacun construit « sa » résilience et on ne sait jamais comment elle va se manifester chez une personne à un moment donné. Chacun doit donc apprendre à s’y rendre réceptif chez lui-même et chez les autres. La femme de Daigo et ses amis ne sont malheureusement pas dans cet état d’esprit lorsqu’ils découvrent le métier de celui-ci. Ils le condamnent et le stigmatisent. Mais se consacrer à ce métier de si mauvaise réputation est pour Daigo son chemin à lui pour gérer ses traumatismes. Et ce chemin ne mérite pas notre sympathie parce qu’il correspond à une activité nécessaire, ni même parce qu’il l’accomplit de façon remarquable, mais tout simplement parce que c’est son chemin.
Freud S. (1915), Deuil et mélancolie, Œuvres complètes, Tome XIII. Paris : PUF, 1988.
Hanus M. (1994), Les deuils dans la vie, Paris : Maloine.
Tisseron S. (2008), La Résilience, Paris : PUF.