Memento – La mémoire modifiée par le désir

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Memento[1]

Ou

La mémoire modifiée par le désir

 

C’est en 2000 que Memento, film de Christopher Nolan (également auteur du célèbre Inception), fit sensation à la fois auprès du public, de la critique et des spécialistes de la mémoire, avec un film étrange et dérangeant. On y trouve en effet la description d’un syndrome d’amnésie qui plonge un ancien employé d’assurance (Leonard Shelby joué par Guy Pearce) dans des abîmes de perplexité… et aussi parfois le spectateur qui peine à comprendre si ce qu’il voit sur l’écran concerne le présent des personnages, des évocations du passé ou des reconstructions mentales du héros amnésique .

Tout remonte à un cambriolage. La femme de Leonard Shelby y a été violée et assassinée. et il n’a depuis qu’un seul souci, retrouver son assassin et l’exécuter. Mais au cours de l’effraction, il a été violemment assommé, ce qui a provoqué chez lui un traumatisme cérébral grave : il a perdu la possibilité de fabriquer de nouveaux souvenirs. En plus, avant d’être assommé par l’un des deux cambrioleurs, Leonard a vu sa femme être étouffée dans un rideau de douche par l’un des deux agresseurs et il l’a imaginée morte. Il en a résulté un traumatisme psychologique, générateur lui aussi d’une forme d’amnésie, mais bien différente. Le film de Christopher Nolan nous confronte aux conséquences de cette double amnésie grâce à une mise en scène mélangeant subtilement le présent et le passé, les souvenirs réels et les reconstructions de ce qui a irrémédiablement disparu.

 

Une double amnésie

Leonard Shelby souffre d’abord d’une amnésie de mémoire immédiate d’origine lésionnelle qui l’empêche de créer de nouveaux souvenirs : il ne se souvient de ce qui lui est arrivé que dans les deux minutes qui suivent l’événement. Il tente de compenser ce handicap par un système de fiches, de notes, de photographies polaroïd et même d’inscriptions tatouées sur son propre corps. Mais ses facultés cognitives sont parfaitement conservées. Il est totalement lucide quant à son état. Ce n’est pas le cas de tous les patients atteints de tels troubles de la mémoire. Ceux qui en sont conscients, comme Leonard Shelby, sont bien sûr ceux qui en souffrent le plus.

Mais Léonard Shelby souffre aussi d’un syndrome de stress post-traumatique. Un tel syndrome s’observe chez les personnes qui vivent une émotion insupportable en étant confrontées à leur propre mort ou à celles d’un être cher. Les troubles de la mémoire qui accompagnent ce syndrome se caractérisent par l’irruption de flashs isolés qui perturbent leur relation au présent. Au beau milieu d’une activité sans rapport avec le traumatisme qu’elles ont vécu, ces personnes sont soudain envahies par des images non seulement violentes par leur contenu, mais également par leur mode de surgissement. Le souvenir traumatique n’est pas contextualisé comme appartenant au passé, comme lorsque quelqu’un raconte un événement qui lui est arrivé et se souvient visuellement de certaines scènes au moment où elle le raconte, mais est perçu comme présent. Dans le syndrome de stress post traumatique, des bribes de souvenirs sont projetées dans la conscience comme si l’événement traumatique était vécu à nouveau. Le flash traumatique agresse celui qui en est envahi.

 

Une incapacité à habiter et organiser ses souvenirs

Le héros, s’il ne peut former de nouveaux souvenirs, conserve pourtant ceux qui sont antérieurs à son accident. Mais il ne parvient pas à les habiter suffisamment pour les organiser en récit. Dans Memento, une femme qui croise son chemin, Natalie, demande à Leonard de lui parler de son épouse décédée. Il lui répond par quelques phrases convenues, du genre : « elle était belle », « elle était parfaite »… Natalie lui dit alors que ce n’est pas ce qu’elle lui demande, mais plutôt des souvenirs d’événements importants vécus avec sa femme. Le spectateur voit alors sur l’écran l’équivalent cinématographique des bribes de visions qui sont censées traverser l’esprit de Leonard. Mais celui-ci n’a pas la capacité d’organiser de façon cohérente ces bribes, pourtant bien plus authentiques que les quelques phrases stéréotypées qu’il a prononcées auparavant. Ce qui manque à Leonard, c’est la capacité de revivre des émotions et les informations qui leur sont attachées de l’intérieur, dans un état mental qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’immersion. Car si la « réalité virtuelle » fait aujourd’hui beaucoup parler d’immersion, celle-ci commence avec le rapport que chacun entretient avec ses propres représentations mentales. Il nous est arrivé à tous de croiser dans la rue des personnes dont le visage manifeste une émotion sans aucun rapport avec son environnement. Elles marchent l’air ravi comme si ce n’était pas dans la rue qu’elles étaient, mais plongées dans l’atmosphère joyeuse d’une fête d’anniversaire ou dans un repas en tête à tête avec un être cher. La capacité de nous immerger mentalement, et sur une durée prolongée, dans un souvenir qui associe un état affectif et visuel, est caractéristique de ce qu’on appelle la mémoire épisodique. Cette capacité constitue même la différence principale entre le souvenir et la connaissance. Le souvenir est vivant, palpitant et chaud, la connaissance est immobile, froide et inerte. La connaissance se manipule, le souvenir se vit. Le souvenir est concret, la connaissance est abstraite. Les amnésiques comme Leonard perdent le souvenir, mais gardent les connaissances.

Cette incapacité de l’amnésique de voyager mentalement dans son passé l’empêche de se projeter dans l’avenir. Il est englué dans un éternel présent. Les seuls souvenirs dont il dispose sont des flashes déconstruits dont il doit à chaque fois réinventer la signification. Privé ainsi de continuité dans sa perception du temps et de soi, l’amnésique perd la capacité de s’appuyer sur un support narratif, autrement dit sur une auto-narration, pour construire son rapport à lui-même et aux autres. Son rapport à sa propre identité est altéré.

 

  1. A la recherche des souvenirs affectifs

La mémoire ne se fabrique pas seulement dans la tête : elle est aussi contextuelle. Elle implique les relations aux objets, les interactions entre individus et entre groupes, et la société au sens large. C’est pourquoi les sciences de la mémoire tiennent le plus grand compte aujourd’hui de ces différents domaines. Tout ce qui affecte l’un ou l’autre affecte en effet la mémoire, que ce soit de façon positive en permettant le développement de nouvelles capacités, ou de façon négative dans la possibilité de générer de nouvelles pathologies.

Leonard Shelby tente, à sa façon, de tenir compte de ces interactions. Il utilise pour cela les objets familiers de sa femme pour tenter de réveiller ses souvenirs affectifs avec elle: un ourson en peluche, une petite pendule qu’elle devait remonter chaque soir et dont elle devait probablement éteindre la sonnerie chaque matin, un vieux livre qu’elle relisait sans cesse. Il loue même les services d’une prostituée à qui il demande de répartir ces objets et quelques autres ayant appartenu à la défunte dans la chambre, puis de s’allonger près de lui, de le laisser s’endormir et, lorsque cela sera fait, de quitter la pièce en claquant la porte. Leonard Shelby espère sans doute réveiller le souvenir vivant de sa femme dans le demi-sommeil de son réveil. Mais il ne parvient à retrouver, une fois de plus, que des flashes éphémères. Et il décide finalement de brûler ces quelques objets qui sont devenus pour lui autant de reliques mortes que plus aucun souvenir n’habite. Ainsi, non seulement Leonard Shelby ne parvient pas à mémoriser les événements nouveaux qui lui arrivent, mais les objets du passé perdent peu à peu leur rôle de repères signifiants dans son parcours de vie. De la même façon, après avoir tué un gangster qu’il suspectait d’être le meurtrier de sa femme, il endosse ses vêtements et lui prend sa voiture et son arme en oubliant aussitôt que les uns et les autres ne lui appartiennent pas. Les objets ne sont plus pour Leonard Shelby des repères identitaires vivants susceptibles de ranimer ses souvenirs Ils sont devenus littéralement insignifiants.

 

  1. Des capacités d’apprentissages possibles

Les patients atteints d’amnésie traumatique gardent toutefois la possibilité d’apprendre même s’ils oublient les circonstances de leurs apprentissages. Il revient au médecin Claparède de l’avoir montré de façon « piquante » : lors de sa visite matinale dans son service, il cache une épingle dans sa main et la tend à une patiente présentant le même type d’amnésie que Leonard, qui se pique et retire aussitôt la sienne. Le lendemain, la patiente a tout oublié de sa rencontre avec le médecin, mais lorsque celui-ci lui tend la main, elle avance d’abord la sienne, puis la retire très vite. Comme Claparède lui demande pourquoi, elle ne peut que répondre : « J’ai parfois comme des épingles dans la main ». Elle se souvient d’une douleur, de la manière de l’éviter, mais absolument pas des circonstances de cet apprentissage. C’est exactement l’équivalent de cette situation qui est mise en scène dans Memento. A l’époque où il était encore assureur, Leonard Shelby a eu recours à un équivalent de l’épingle de Claparède. A la suite d’un accident, l’un de ses clients prétendit souffrir d’une amnésie traumatique, ce qui lui aurait donné lieu à une forte indemnité si ce handicap avait été reconnu. Il fut soumis chaque jour à l’épreuve de déplacer des figurines géométriques dont certaines, toujours les mêmes, lui infligeaient une légère décharge électrique lorsqu’il les touchait. Chaque jour, il les touchait de la même façon sans manifester la réaction de recul instinctif que présentait la patiente de Claparède, ce qui prouva qu’il n’apprenait pas comme elle le faisait, et qu’il était donc un simulateur : croyant qu’il lui fallait montrer qu’il oubliait tout ce qu’il apprenait, et ignorant du fait que certains apprentissages n’étaient justement pas oubliés, ce simulateur se démasquait lui-même.

De cela, Leonard Shelby se souvient très bien, mais il confond ensuite ce qui arriva à son client et sa propre situation. Cet homme fut en effet, grâce à lui, dénoncé comme simulateur et Leonard Shelby bénéficia d’un brillant avancement. Dans le souvenir de Leonard, un épisode tragique survient à cet homme : sa femme, désespérée de son état et voulant à tout prix savoir s’il simule ou non l’amnésie, imagine un test de vérité implacable. Elle est diabétique et demande à son mari de lui faire plusieurs injections d’insuline très rapprochées, ce qui lui serait fatal. Si le mari le fait, ce sera le signe qu’il souffre d’une véritable amnésie et aura oublié les injections précédentes. Ce qui se produit.

Mais est-ce vraiment ce qui est arrivé à cet homme, ou Leonard ne fait-il que plaquer sur lui ce qui a été son propre destin ? Cette possibilité est fortement suggérée dans le film par deux détails : d’une part, le client de Leonard était en principe un simulateur, donc la scène des piqûres d’insuline ne s’est vraisemblablement pas produite. D’autre part, les flashes de mémoire traumatique de Leonard montrent qu’au moment du cambriolage initial, sa femme n’est sans doute pas morte car on la voit cligner des yeux sous le rideau de la douche.

Le tragique de la situation apparaît quand on comprend que c’est probablement Leonard lui-même qui a tué sa femme ! Celle-ci avait en effet survécu à son agression, et était diabétique, et c’est elle qui lui aurait demandé de faire ses piqûres pour savoir s’il simulait.

Après la mort de sa femme, Leonard Shelby n’eut alors plus d’autre possibilité, pour échapper à sa culpabilité, que de chercher, inlassablement un meurtrier. Lorsqu’un policier  lui dit la vérité, nous le voyons vaciller devant cette révélation qu’il a déjà dû entendre bien souvent, mais qu’il refuse manifestement toujours de comprendre. Et lorsque ce policier insiste un peu pour l’écarter définitivement du désir de tuer toute personne répondant aux initiales de J. G., il se retrouve inscrit à son tour sur la liste… A la connaissance d’une situation qui ne lui laisse aucune raison de vivre, Leonard Shelby préfère une reconstruction dans laquelle il devient le vengeur d’une juste cause jamais terminée, sans autre mobile qu’un rêve à préserver.

Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes confrontés en permanence à reconstruire notre propre mémoire en fonction de nos désirs actuels ? Telle est la question que nous pose Memento, et c’est en cela que c’est un film qui ne nous parle pas seulement des pathologies de la mémoire, mais qui nous concerne tous.

 

 

 

[1] Film américain de Christopher Nolan, sorti en 1999.