Serge Tisseron
Facebook : le jour où la règle a changé
L’outil de socialisation le plus puissant de la planète aurait-il été conçu par un asocial ? C’est ce que semble vouloir nous dire David Fincher dans son dernier film, The Social Network, consacré au créateur de Facebook, Mark Zuckerberg. Celui ci y est présenté comme un marginal ne respectant aucune des règles en vigueur et s’accordant le droit à toutes les trahisons. Il court en short et sandalettes dans les vénérables salons de l’Université d’Harvard, et, pour ce qui concerne les trahisons, on n’a que l’embarras du choix… On le voit successivement s’approprier le projet des deux frères Cameron et Tyler Winklevoss, ruiner son premier actionnaire et colocataire, Eduardo Saverin, et mettre dans l’embarras son partenaire en affaire Sean Parker en étant à l’origine d’une descente de police chez lui… tout au moins si on en croit ce qui est sous-entendu au moment de son procès.
Ne soyons pourtant pas dupes : l’Internet interactif bouleverse tant d’habitudes qu’il a un besoin urgent de se fabriquer une mythologie. Mais si Mark Zuckerberg n’est pas tout à fait comme le montre David Fincher, son invention a bel et bien bouleversé les règles du jeu social.
Règlement de compte à Harvard
Dans la scène qui sert de prologue au film, un jeune homme boutonneux et gauche incarnant Mark Zuckerberg, essuie les reproches de sa petite amie. Les propos sont clairement humiliants et visent à lui faire comprendre qu’il est inapte à la vie en collectivité. En fait, la réalité est sensiblement différente. Mark Zuckerberg comprend très bien les règles du jeu social, mais il s’en moque. Ou plutôt, et c’est ce que va nous montrer le film, il ambitionne de détruire les repères traditionnels dont il se sent exclu, ou qui lui échappent, pour les remplacer par ceux qui correspondent à son mode de pensée.
Cela commence avec Facemash. Mark Zuckerberg met au point ce logiciel le soir où se déroule une fête des membres d’un club très fermé de son université. Facemash permet de noter le physique de garçons et de filles en les faisant apparaître sur l’écran deux par deux et en votant à chaque fois pour l’un ou l’autre. Dans le film de David Fincher, ce logiciel est réduit à un instrument de comparaison entre les filles seules, ce qui le fait apparaître comme un outil de revanche misogyne par lequel Mark Zuckerberg chercherait à se venger de sa petite amie qui l’a laissé tomber. Mais en montrant alternativement les membres du club réunis par leurs privilèges, et ceux qui en sont exclus en train de noter les filles invitées à la soirée où ils ne sont pas, David Fincher oppose deux mondes : celui des anciens réseaux confortés par les traditions, et celui d’une nouvelle forme de réseau dont Facebook sera, quelques années plus tard, la forme achevée. Le succès de Facemash est faramineux : le chiffre de deux cent mille connexions est atteint en quelques heures. Le serveur de Harvard explose ! Quelques jours plus tard, Mark Zuckerberg passe en conseil de discipline, mais pour tout le campus, il est déjà un héros.
C’est alors qu’entrent en scène les jumeaux Winklevoss, rejetons d’une vénérable famille de capitaines d’industrie, « héritiers d’héritiers », immensément riches et à ce titre certains de leur supériorité. Ils sont, sans caricature aucune, l’incarnation de ce que la grande bourgeoisie américaine peut produire de mieux : attachés aux valeurs traditionnelles, grands sportifs et appliqués aux études (« Nous avons 19 de moyenne », dira plus tard l’un d’entre eux pour justifier un rendez-vous avec le président de l’université). A la différence de Mark Zuckerberg, eux sont parfaitement intégrés aux codes que leur groupe social a façonnés depuis un siècle aux Etats-Unis et qui leur profitent pleinement. Or ces deux frères ont eu une idée destinée à leur permettre d’élargir leur périmètre de chasse : un site où les étudiants de Harvard pourraient mettre en avant leurs mérites et attirer ainsi vers eux des jeunes filles forcément intéressées par l’étalage de leurs qualités. Le problème est que si les deux frères sont doués en avirons, ils ne le sont guère en informatique. Or la performance de Facemash ne leur a pas échappé. Ils convoquent aussitôt Mark Zuckerberg et lui expliquent ce qu’ils attendent de lui. Ils le font à leur façon, en maintenant l’intéressé à la porte de leur lieu habituel de rencontre. Mark Zuckerberg dira plus tard qu’ils l’ont reçu dans « le garage à vélo » et ce n’est pas tout à fait faux ! Et ils lui parlent avec la condescendance dont ils sont incapables de s’empêcher tant la conscience de leur supériorité sur le boutonneux est immense. Du genre : « On a l’idée, tu fais le boulot, et cela redorera ton blason terni par l’aventure Facemash ». Le boutonneux n’oubliera pas l’humiliation.
De Facemash à Facebook
Mark Zuckerberg se met au travail. Il emprunte mille dollars à son colocataire Eduardo Saverin. La création de The Facebook – puisque c’est ainsi que le site fut d’abord baptisé – est en route, et avec lui la révolution identitaire et communautaire dont il est porteur. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Facebook propose de remplacer les anciens réseaux verticaux bâtis sur la fortune et les relations familiales – dont les jumeaux Winklevoss sont l’incarnation – par des nouveaux réseaux horizontaux fondés sur la cooptation entre pairs. En outre, dans ce monde nouveau, ce n’est plus la proximité affective qui prévaut, celle dont est justement incapable le Mark Zuckerberg du film, mais la morale du nombre. Facebook compte vos amis de la même façon qu’un computer compte les clics. L’identité en est du même coup complètement bouleversée. Elle ne se définit plus par le travail de présentation de soi que chacun est amené à réaliser dans la vie sociale, selon le modèle que le sociologue Ervin Goffman appelait « la mise en scène de la vie quotidienne ». Elle devient un espace de dépôt qui peut concerner aussi bien des éléments du passé individuel que collectif, des projets, et des informations déposées par soi ou bien par d’autres. Autrement dit, sur Facebook, la mise en scène de chacun est moins une affaire individuelle qu’une activité groupale.
Quant aux diverses photos mises par soi ou d’autres, elles sont d’abord l’occasion d’un dialogue et donc le support de la construction d’une identité collective. La photographie discutable d’un internaute provoque des commentaires par lesquels se construit l’identité du réseau dans lequel il se trouve, et c’est là l’important. A l’inverse, des photos trop mises en scène sont rapidement démasquées par d’autres plus spontanées prises avec mon accord… ou sans lui. La communauté des usagers est en définitive l’arbitre essentiel de l’apparence de chacun, et donc de son identité en ligne. C’est pourquoi Mark Zuckerberg a bien raison de dire aux frères Winklevoss qui lui réclament des dommages et intérêts pour vol de propriété intellectuelle : « Si vous aviez été capables de fabriquer Facebook, vous auriez fabriqué Facebook ». Leur idée de ce qu’est un réseau social est évidemment aux antipodes du logiciel imaginé par Mark Zuckerberg ! Même si, aujourd’hui, son idéologie communautaire est menacée par l’existence de sociétés privées qui, moyennant finances, bombardent le réseau des images leur client souhaite donner de lui de façon à minimiser l’impact de celles qu’il juge indésirables…
Vous avez dit « capital social » ?
Le succès rapide de Facebook sur le campus de Harvard, puis de quelques autres universités américaines, va permettre à Mark Zuckerberg de rencontrer son alter ego en la personne de Sean Parker. A peine plus âgé que lui, Sean Parker est le co-créateur de Napster, le logiciel qui permet de s’échanger de la musique. Nous ne savons pas encore de quelle partie du vieux monde Facebook sera le fossoyeur, mais nous savons d’ores et déjà que Sean Parker a mis l’industrie musicale traditionnelle en grande difficulté. Mark Zuckerberg est séduit. Eduardo Saverin, son colocataire et encore principal actionnaire de la société Facebook, est plus circonspect. Il juge Sean Parker « paranoïaque ». Ne se dit-il pas en effet surveillé, photographié et filmé en permanence ? Quoi qu’il soit, Sean Parker apporte à Mark Zuckerberg l’argent dont il a besoin. C’est le début de l’irrésistible ascension de Facebook dont la valeur en bourse pourrait atteindre cent milliards de dollars en 2012. Autant dire que les dédommagements que Mark Zuckerberg a dû payer aux frères Winklevoss (65 millions de dollars chacun) font figure, selon l’expression d’une jeune avocate, de « contravention » ! En même temps, le modèle économique de Facebook est sans cesse amélioré pour maximiser les profits, comme le montrent les « conditions générales d’utilisation du 23 janvier 2009 ». Dans ce document informatique que tout utilisateur doit signer – et qu’il signe en général sans le lire ! – il est stipulé qu’il concède à Facebook « une licence irrévocable, perpétuelle, non exclusive, transférable et pour le monde entier sans rétribution financière de sa part (y compris le droit de concéder des sous-licences) d’utiliser, copier, représenter, diffuser, reformater, traduire, extraire (en tout ou partie) et distribuer ce Contenu ».
Quoi qu’il en soit, la notion de « capital social » a été changée en profondeur. Cette expression avait été créée au XXème siècle sur le modèle du « capital économique ». De la même façon que celui-ci est l’ensemble des ressources matérielles qui permettent à une entreprise de prospérer sur le marché, le « capital social » se définit comme l’ensemble des relations humaines qui permettent à un individu d’améliorer sa position dans le groupe. Or il est indéniable qu’en améliorant la présentation de soi grâce à Facebook, un utilisateur arrive à maximiser son capital social. Autrement dit, nous sommes passés d’une société dans laquelle le capital social s’appuie sur le fait d’avoir des connexions (d’abord familiales) avec les pouvoirs en place, à une autre dans laquelle il se constitue à travers des connexions Internet, de telle façon que chacun optimise des possibilités de joindre, de proche en proche, et en général très rapidement, l’interlocuteur dont il a besoin à un moment donné. Il ne s’agit plus d’exprimer ce qu’on est ou ce qu’on veut être, mais de maximiser son capital social en apparaissant comme un acteur de multiples collectivités plus ou moins interpénétrées.
Certes, mais que devient l’identité ? Ne risquons-nous pas d’avoir une identité différente sur chacun des espaces d’Internet que nous fréquentons ? En fait, c’est la définition de l’identité qui est chargée. Dans la psychologie traditionnelle, chacun n’en a qu’une seule, et s’il apparaît différent dans divers espaces sociaux – ce qui a toujours été possible -, l’une de ces identités est censée être authentique tandis que les autres sont considérées comme des accidents liés aux circonstances, voire des leurres destinés à tromper. C’est ainsi qu’un homme brutal à la maison et pacifique à son travail pouvait être jugé de deux façons radicalement différentes. Certains le considéraient comme un vrai brutal qui cachait bien son jeu pour favoriser sa promotion sociale, et redoutaient ce qu’il allait révéler de lui s’il accédait jamais au poste de chef ; tandis que d’autres voyaient plutôt en lui un vrai pacifique poussé à la violence domestique par une épouse acariâtre ou volage.
En ligne, au contraire, aucune identité n’est perçue comme plus « authentique » qu’une autre : toutes surgissent des échanges permanents avec les autres acteurs des réseaux et coexistent selon une logique dans laquelle les opposés ne s’excluent pas. En revanche, chacun ne conserve qu’une seule personnalité qui reste, avec le web comme avant lui, à jamais inconnue de lui-même. La métaphore de la garde-robe peut nous aider à comprendre cette articulation. Il arrive que certains jours, nous soyons en souffrance identitaire. Nous avons de la difficulté à nous reconnaître – à nous accepter ? – et cela peut se manifester par l’incapacité de choisir un vêtement dans lequel nous nous sentions « bien dans notre peau ». C’est ce que certaines personnes formulent en disant : « Je n’ai plus rien à me mettre ». Il en est des identités en ligne comme des vêtements dans notre garde-robe. Lorsque nous peinons à nous définir, nous pouvons être tentés d’endosser plusieurs identités sur Internet, à la recherche de notre personnalité, « ce foyer virtuel », comme aimait à le définir Levi-Strauss.
Le regard d’approbation que nous guettons sur Facebook reste bien sûr, comme face à notre miroir, celui d’une mère attentive et généreuse, celle là même dont nous avons attendu, enfant, le signe que nous étions attendu, aimé et reconnu. Mais le réseau imaginé par Mark Zuckerberg s’avère ici bien supérieur au miroir : il y a toujours quelqu’un pour nous renvoyer quelque chose de gentil ! D’ailleurs, si ce n’était pas le cas, qui irait encore ?
Bibliographie
Casilli A., (2010), Les liaisons numériques, vers une nouvelle sociabilité ?, Paris : Seuil.
Tisseron S., (2008) Virtuel mon amour. Penser, aimer, souffrir à l’ère des nouvelles technologies, Paris : Albin Michel.
Tisseron S., (2010), L’empathie au cœur du jeu social. Paris : Albin Michel.
Winnicott D. W. (1971), Jeu et réalité, L’espace potentiel, Paris : Gallimard, 1975.