Vice-Versa – Joie et Tristesse, les inséparables

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Vice-Versa[1]

Joie et Tristesse, les inséparables

 

Lorsque la petite Riley vient au monde, les émotions se bousculent déjà dans sa tête : joie, tristesse, peur, colère et dégoût. Elles sont figurées chacune sous la forme d’un petit personnage : jaune pour la joie, bleue pour la tristesse, vert (comme les brocolis !) pour le dégoût, gris pour la peur, et bien entendu rouge pour la colère. Les cinq sont réunis devant une sorte de pupitre de commande d’où ils observent le monde à travers le regard de l’enfant, et dirigent ses émotions. Nous serons ainsi tout au long de ce film à la fois dans la tête de Riley et dans sa vie d’où le titre original anglais, mieux adapté que le titre français : Inside Out, autrement dit « dedans dehors ». Suivent plusieurs épisodes relativement complexes dont les enfants risquent surtout de retenir que le cerveau ressemble à un gigantesque parc à thème dans lequel on peut courir d’une attraction à l’autre et y découvrir des choses toujours plus surprenantes. Mais pour ceux qui auraient envie d’apporter des éclaircissements à leurs rejetons, voici quelques points de repères sur les liens entre ce que ce film met en scène et ce que nous savons du cerveau.

 

  1. Les rouages de nos émotions

Vice-versa nous montre d’abord qu’aucune des cinq émotions principales qui guident notre vie affective n’est bonne ou mauvaise en soi. La peur peut paralyser et empêcher l’action, mais elle se charge aussi de préserver la sécurité ; la colère peut emporter et provoquer des catastrophes, mais elle s’assure aussi que la justice règne ; le dégoût peut gêner les relations, mais il empêche aussi de se faire empoisonner la vie, au sens propre comme au figuré ; quant à la tristesse, elle va peu à peu apparaître au cours du film comme un élément régulateur majeur de notre vie intérieure, jusqu’à former avec la joie un couple inséparable.

La seconde leçon de Vice-Versa et que nos émotions ne font pas que nous permettre de répondre aux stimulations extérieures. Elles participent aussi à la construction des souvenirs qui sont figurés dans le film sous la forme de petites sphères semblables à des boules de bowling. Sans émotion, pas de pensée ni de vie psychique, nous a révélé Antonio Damasio. Mais pas de souvenir non plus ! Chaque souvenir est en effet teinté de la couleur de l’émotion dominante qui lui a été initialement associée. Ainsi la mémoire de Riley emmagasine t-elle des « boules » jaunes comme le bonheur, bleues comme la tristesse, rouges comme la colère, vertes comme le dégoût et grises comme la peur. Ces souvenirs sont ensuite stockés dans de vastes tours semblables à des silos à grain et qui constituent la mémoire à long terme. Certains d’entre eux sont plus facilement disponibles et peuvent être réactivés de façon à ressusciter l’émotion qui les a accompagnés : nous sourions en nous rappelant d’un événement qui nous a fait sourire, nous tremblons au souvenir de ce qui nous a fait peur et nous ressentons la colère en pensant à ce qui nous a énervé. A l’inverse, les souvenirs qui ne sont pas réactivés sont détruits afin de laisser sans cesse la place à d’autres.

Une troisième leçon de ce film est que deux émotions peuvent être associées à un même événement et donc à un même souvenir. Ainsi du souvenir d’un match de hockey dans lequel Riley a marqué contre son propre camp. Elle a éprouvé une grande tristesse, ses parents l’ont consolée, puis tous ses camarades l’ont soulevée en l’air comme une championne pour lui témoigner leur affection et leur confiance. Dans le film, nous ne voyons d’abord que la seconde partie du souvenir et il est évidemment associé à une grande joie. Mais la suite nous montrera, grâce a Tristesse, que la même situation a été initialement associée à une grande détresse de Riley.

Enfin, ces souvenirs alimentent de grandes constructions qui figurent les centres d’intérêt majeurs de Riley. Ce sont en quelque sorte les piliers de sa vie psychique. Ils ont pour noms Famille, Honnêteté, Rigolade, Amitié, et… Hockey sur glace, puisque beaucoup d’excellents souvenirs de Riley sont associés à cette activité où ses parents l’ont initié, puis accompagnée avec tendresse.

 

  1. Un cerveau instable

Mais nous aurions tort de croire que le psychisme soit une construction aussi stable que le laissent croire ces premières images. La preuve en est rapidement donnée à l’occasion d’un déménagement qui va gravement perturber Riley. Alors qu’elle a toujours vécu dans l’État du Minnesota, un changement professionnel de son père la propulse à San Francisco. Ainsi passe-t-elle brutalement de l’environnement rural dans lequel elle a grandi et où tout lui était familier, à une maison étroite coincée entre beaucoup d’autres dans une ruelle sombre. Et pour comble de malheur, le camion de déménagement qui devait apporter les meubles de la famille cumule retard sur retard. Riley est obligé de dormir dans un duvet à même le sol, dans une chambre sans meuble, tandis qu’elle est confrontée la journée à un nouvel environnement scolaire qui n’est guère pressé de lui faire une place. Interrogée par la maîtresse pour dire quelques mots de la région d’où elle vient, Riley ne peut pas s’empêcher de fondre en larmes. Tout s’est transformé autour d’elle, et tout se transforme aussi en elle, à tel point que Colère, Dégoût, Peur et Tristesse menacent de tout envahir. Les efforts de Joie qui se démène sans cesse dans le but de réactiver des souvenirs heureux anciens n’y font rien. Ils provoquent même une véritable catastrophe psychique. Sous l’effet de la pression que vit Riley, Joie est expulsées hors de la tour de contrôle. Et, sans que l’on comprenne très bien comment ni pourquoi – tout va très vite dans cette séquence -, Tristesse et expulsée avec elle.

Pour revenir au quartier général, Joie et Tristesse vont devoir trouver leur chemin à travers le cerveau. Et pour cela elles traverseront successivement le pays de la mémoire à long terme, puis la zone de l’abstraction qui fait basculer leur apparence de la 3D à la 2D jusqu’à la réduire à un simple trait, elles emprunteront un train volant qui circule entre les régions de l’esprit un peu comme la pensée, elles découvriront les studios dans lesquels sont tournés les films qui peuplent nos nuits, et elles seront finalement menacées de disparaître dans la vallée de l’oubli où les souvenirs perdent toute couleur et se désagrègent lentement…

En même temps, au fur et à mesure qu’elle progresse, Joie et Tristesse assiste à l’effondrement des grandes constructions thématiques correspondant aux grandes zones d’intérêt de Riley. Rien d’étonnant à cela. Ces constructions ne sont plus alimentées par de nouveaux souvenirs car rien, dans ce que vit maintenant Riley, ne peut plus être relié à son passé. Ces constructions disparaissent donc les unes après les autres. Bien sûr, la suite montrera que c’est pour que de nouvelles constructions puissent advenir au fur et à mesure que Riley établira de nouvelles relations avec de nouveaux camarades, et engrangera de nouveaux souvenirs associés à son nouveau mode de vie. Mais avant d’en arriver la, nous aurons découvert une facette essentielle de notre vie psychique: Joie et de Tristesse sont inséparables.

 

  1. Un thermostat émotionnel

Même si des événements brutaux et imprévus bouleversent provisoirement notre équilibre interne, l’évolution nous a façonné pour que nous ne soyons jamais ni trop, ni trop longtemps, heureux ou malheureux. La biologie de nos émotions est comparable à un système d’air conditionné qui garde la température constante, aussi bien s’il survient une vague de chaleur qu’une tempête de neige. Bien sûr, les événements peuvent changer momentanément notre température émotionnelle, mais notre thermostat la ramène toujours à peu près au même point. Nous connaissons tous des personnes qui sont relativement joyeuses quoi qu’il arrive, et d’autres qui sont d’éternels ronchons indépendamment des bonnes surprises que le monde leur apporte. Les premières sont dominées par Joie et les secondes par Tristesse. Mais les unes et les autres ont un point commun : après un événement qui bouleverse leur équilibre, elles reviennent toujours à peu près au même point. Un événement malheureux ne rend pas plus triste à long terme un optimiste, et un événement heureux ne rend pas moins triste à long terme un pessimiste. Secoués un instant, nous retrouvons vite chacun notre point fixe.

Mais d’où vient que sur une échelle de 1 à 10, certains semblent avoir une humeur qui oscille toujours entre 6 et 10 pour se stabiliser le plus souvent à 8, alors que d’autres oscillent entre 3 et 7 pour se stabiliser à 5 ? La loterie de la génétique et de la biochimie y jouent bien entendu leur rôle, mais aussi, comme le montre bien Vice-Versa, la quantité de souvenirs agréables engrangés dans la petite enfance. Ce sont eux qui permettent de trouver à l’intérieur de soi les ressources pour percevoir les situations d’adversité de manière moins dramatique et garder confiance dans la capacité de les surmonter.

 

  1. Ce que Joie ne fait, Tristesse le peut

Confronté à la détresse de Riley, Joie va donc chercher à activer les souvenirs heureux de son passé. Elle en a recueilli quatre dans la mémoire à long terme et elle les garde précieusement avec elle afin de les injecter dans la conscience de Riley aussitôt qu’elle sera de retour au poste de commandement. C’est, croit-elle, le seul moyen de rendre le sourire à Riley. Mais la tour de contrôle est loin. Comment trouver le chemin ? Une créature rencontrée par hasard peut l’aider. C’est le compagnon imaginaire que Riley s’était fabriqué dans sa petite enfance : une créature bizarre qui associe un corps en barbe à papa, une trompe d’éléphant et une queue de chat. Hélas, s’il connaît bien le chemin, il n’a guère envie de le montrer à Joie et Tristesse. Il est en effet désespéré à l’idée que Riley, qui va sur ses onze ans, pense de moins en moins à lui. Il en ressent d’ailleurs l’effet puisqu’il est en train de s’effacer progressivement, un peu comme le chat d’Alice au pays des merveilles, mais sans qu’il n’en reste rien, même pas le sourire. Il s’assoit et pleure – des larmes de bonbons car c’est les seules dont l’imagination de Riley enfant l’a pourvu – et il refuse d’aller plus loin. A quoi bon ? Joie tente de le convaincre que rien n’est jamais perdu et qu’il est important de retrouver le bonheur en se plongeant dans les souvenirs heureux. Mais cela ne sert à rien. Tristesse, alors, s’assoit à côté de lui et lui dit en pleurant que c’est un grand malheur : la créature imaginaire de Riley pleure aussi, essuie ses larmes, et consent à montrer à Joie et Tristesse le chemin par lequel ils pourront rejoindre la tour de contrôle. « Comment as-tu fait ? », Demande Joie à Tristesse. Et celle-ci de répondre : « Je ne sais pas, je l’ai écouté parler, c’est tout ».

La remémoration d’un même souvenir agréable peut en effet susciter deux émotions bien différentes : une joie semblable à celle qui a accompagné la situation à l’origine du souvenir, mais aussi la tristesse si on pense que ce moment heureux ne reviendra jamais. Et c’est comme cela que l’on grandit. C’est ce qu’on appelle le travail du deuil. Les premiers psychanalystes qui ont travaillé sur cette question ont désigné ce moment comme le passage d’une position dite « schizo paranoïde » à une autre dite « dépressive ». Dans la position schizo paranoïde, il s’agit de susciter toujours de nouvelles situations exaltantes comme si le temps n’existait pas et que rien n’était jamais perdu. Dans la position dépressive, il s’agit au contraire d’accepter que le temps change la signification que nous attribuons à nos souvenirs. Ce qui pouvait nous apparaître joyeux par le passé, comme des comptines enfantines qui nous émerveillaient ou des peluches qui étaient nos meilleurs compagnons, suscitent maintenant la tristesse d’un temps passé qui ne reviendra plus, mais aussi la conscience des opportunités nouvelles qui adviennent.

Aidée par Tristesse, Joie comprend alors qu’elle faisait fausse route en cherchant à réactiver sans cesse les anciens souvenirs heureux de Riley. Cela ne peut plus rendre la préadolescente heureuse parce que tout a changé pour elle : son corps, le lieu ou elle habite, ses camarades, ses espaces de jeux. Alors, Joie confie à Tristesse les quatre souvenirs heureux de la toute petite enfance de Riley par lesquels elle pensait d’abord remonter le moral de celle-ci. Tristesse hésite, puis pose ses mains sur eux. Or Tristesse a un privilège qu’aucune autre émotion ne partage. Il suffit qu’elle touche un souvenir heureux pour qu’immédiatement celui-ci devienne triste. Car un peu de tristesse dans un souvenir heureux fait perdre de vue tout ce qu’il a d’heureux pour ne plus laisser exister que la tristesse qui lui est associée. Les quatre sphères jaunes deviennent bleues. Les souvenirs joyeux du passé ne suscitent plus que la tristesse. Riley peut pleurer sur un passé définitivement perdu, et se tourner vers son avenir.

D’autres épreuves surviendront, et les nouvelles constructions psychiques que Riley édifiera pourront s’effondrer à leur tour. Mais elle sera armée pour les affronter parce qu’elle aura compris que Joie et Tristesse sont inséparables, et que notre vie psychique est condamnée à osciller sans cesse entre l’une et l’autre.

 

Bibliographie

Damasio A. (1995). L’erreur de Descartes, la raison des émotions, Paris, Odile Jacob.

Klein M. (1978). Envie et gratitude et autres essais, Paris, Gallimard.

Tisseron, S. (2007). Vérités et mensonges de nos émotions, Paris, Livre de poche (2005).

 

 

[1] Film d’animation américain de Pete Docter.