Two Lovers – Vive l’amour unilatéral !

par | 2010 | 2010, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

Vive l’amour unilatéral !

A propos de Two Lovers de James Gray

 

Ma femme m’a proposé d’aller voir avec elle Two Lovers de James Gray. En arrivant au cinéma, j’ai jeté un coup d’œil au résumé affiché à l’entrée. Il était écrit ceci : « Un homme hésite entre suivre son destin et épouser celle que ses parents lui ont choisi, ou bien partir avec une femme frivole. Entre la raison et l’instinct, que choisira-t-il ? » J’avoue que j’ai eu peur… Allais je assister une nouvelle fois au vieux débat cornélien sur lequel tous les collégiens ont eu un jour à donner leur avis ? Avoir à choisir entre les brasiers de l’instinct et les glaçons de la raison ne séduit vraiment personne tant ces deux éventualités apparaissent aussi peu humaines l’une que l’autre. Mais j’aime ma femme… et je l’ai donc suivie à Two Lovers.

D’autres hommes avaient sans doute réagi comme moi parce que la salle était pleine. Nous avons dû nous asseoir sur deux sièges l’un derrière l’autre, chacun en bout de rang. La jeune et belle inconnue assise à ma gauche voyant que ma femme était devant moi lui proposa fors aimablement de lui céder sa place. Elle avait dû penser qu’une histoire d’amour se savoure mieux à deux… Etait-ce parce qu’elle était seule ce soir-là ? Je lui aurais bien fait une bise, mais Two Lovers ne justifie pas tout…

Je me suis donc calé dans mon siège et je me suis préparé à assister à la tempête qui allait opposer « la raison et l’instinct ».

 

Tendresse ou passion ?

L’aventure s’est heureusement révélée rapidement différente de celle qui était annoncée. Le film n’oppose pas vraiment la raison à l’instinct, mais plutôt la recherche de la tendresse à celle de la passion. Cette opposition n’est guère plus originale, j’en conviens, mais elle présente l’avantage d’être beaucoup plus vraie quand on l’applique au couple. Elle renvoie en effet à deux modèles de liens entre lesquels nous sommes toujours tiraillés : d’un côté, ceux que nous tissons dans des attachements rassurants et sans histoire ; et de l’autre, ceux qu’impose la fulgurance des accès du désir. Ces deux pôles correspondent à deux approches complémentaires de la vie psychique qui ont été développées à près d’un demi siècle d’intervalle par deux auteurs, Sigmund  Freud et John Bowlby.

Pour Freud, chacun cherche d’abord sa jouissance. Il est vrai que cette approche s’est rapidement tempérée de la découverte de la sublimation : pas besoin de rapports sexuels pour satisfaire sa libido, d’autres chemins sont possibles dans lesquels le désir cesse d’être libidineux pour devenir une source de socialisation, voire de création. Le pédagogue, l’artiste, le médecin et le travailleur social en montrent quelques voies…

Bowlby, quelques cinquante ans plus tard, a complété cette approche en montrant que l’homme ne se nourrit pas que de pain et de désir. Il aspire aussi à une relation sécurisante dans laquelle la force de l’attachement prime sur tout.

Voici donc le héros de Two Lovers pris entre ces deux aspirations : d’un côté, il désire vivre une passion où tout sera à construire dans une précarité totale, sans travail, sans amis, sans soutien familial… Et d’un autre, il est prêt à s’engager dans une relation amoureuse tranquille dans laquelle sa sécurité est garantie à la fois par sa famille et par celle de sa compagne. Comme le réalisateur a fait dire à la mère du héros, au début du film, que celui ci souffre de « trouble bipolaire », je n’ai pas été étonné qu’il tente de réaliser le premier de ces choix : celui d’une passion toute en dents de scie, entre exaltation et découragement. Le « trouble bipolaire » se caractérise en effet par une succession d’accès au cours desquels celui qui en est atteint connaît alternativement le ciel et les enfers, passant de la légèreté enthousiaste au désarroi sans issue. Il est donc logique que le héros choisisse la créature imprévisible, excessive – et bien évidemment blonde – que le hasard lui a fait rencontrer, plutôt que la jeune fille sérieuse, rangée – et bien évidemment brune – que ses parents rêvent de le voir épouser. D’ailleurs, même sans être atteint de trouble bipolaire, le fantasme d’avoir à choisir entre ces deux types de femmes est un classique de l’univers onirique masculin… Mais le film de James Gray ne s’arrête heureusement pas à cet exposé schématique. Car au fur et à mesure que le héros va s’avancer dans sa passion, elle va apparaître au spectateur sous un jour nouveau.

 

L’angoisse de la confusion

Michelle – la jolie blonde dont le héros s’est épris – s’avère finalement beaucoup moins excentrique, originale et « piquante » qu’on aurait pu le croire. Rien de comparable avec la Nadja décrite par André Breton dans L’Amour fou, et moins encore avec la danseuse perverse mise en scène par Pierre Louÿs dans La Femme et le pantin. Ce n’est qu’une petite fille riche que la faillite brutale de son père a contraint à prendre un amant fortuné et qui absorbe un comprimé d’ecstasy – voire deux très exceptionnellement ! – avant d’aller le retrouver en boîte de nuit. La passion du héros pour elle tient du rêve d’un petit bourgeois pour une femme d’un milieu social où il n’entrera jamais. Mais nous ne laisserons pas le dernier mot au sociologue. Car le conflit qui partage le héros a une autre facette. Il oppose deux formes de relation amoureuses également déséquilibrée : l’une dans laquelle il est celui qui est aimé par une femme qui le laisse relativement indifférent ; et l’autre dans laquelle il est celui qui aime… sans guère d’espoir de retour. Michelle a en effet le mérite d’être très claire : « Tu es un ami pour moi, et rien d’autre », dit elle au héros aussitôt qu’il lui déclare sa flamme. Sans compter que la famille « très riche » dont elle est issue risque rapidement de lui faire prendre un partenaire du même milieu social qu’elle. Bref, il est clair qu’avec elle, il souffrira chaque jour à l’idée qu’elle le quitte !

Mais ces deux choix sont ils finalement si différents ? Si l’amour totalement et également partagé dans le couple est si rare, n’est ce pas parce que nous faisons tout pour qu’il ne nous arrive pas ? C’est qu’un tel amour présente un risque considérable, celui de la confusion !

Regardons autour de nous : l’humanité semble divisée en deux camps : d’un côté, ceux qui sont seuls et rêvent tout haut d’être en couple ; et de l’autre, ceux qui sont en couple et rêvent tout bas d’être seuls. Ce n’est pas un hasard. C’est qu’aussitôt seul, nous nous angoissons d’être abandonnés, tandis qu’aussitôt en couple, nous craignons – et surtout les hommes ! – de perdre notre liberté. L’adultère obéit bien souvent à une logique qui a peu à voir avec la chair et beaucoup avec l’esprit. En permettant à l’infidèle de s’imaginer ailleurs à tout moment, ce choix fait échapper à l’angoisse de se trouver pris dans le filet d’une relation exclusive et sans échappatoire. Autrement dit, prendre un amant ou une maîtresse est souvent moins le signe que l’amour pour le(a) conjoint(e) s’est éteint, que la condition pour pouvoir l’aimer sans se sentir contraint(e) !

Vive l’amour unilatéral

Mais il existe une autre façon de résoudre la quadrature du cercle de nos désirs de rapprochement et d’indépendance : c’est l’amour unilatéral ! Et c’est là que l’oscillation du héros de Two Lovers s’avère finalement si intéressante. Les deux éventualités entre lesquelles il croit balancer se réduisent en fait à une seule. Soit épouser quelqu’un qu’il n’aime pas – et dont il ne se sentira donc jamais prisonnier ; soit partir avec une femme qui ne l’aime pas, et dont il peut imaginer qu’elle ne le retiendra donc jamais s’il veut partir ! Deux femmes très différentes, mais un seul choix…

De ce point de vue, Two Lovers n’est finalement rien d’autre que la version contemporaine d’un mythe aussi vieux que le monde : celui que l’amour n’est jamais aussi fort que lorsqu’il est contrarié. C’était déjà le thème de Tristan et Iseult, et le cinéma abonde en aventures où les héros qui s’aiment d’un amour passionné et réciproque sont séparés, que ce soit par leur condition sociale, un mariage arrangé, une guerre, un enlèvement… La recette du succès est toujours la même : le spectateur sanglote en imaginant l’amour extraordinaire que ces deux-là auraient vécu s’ils n’en avaient pas été empêchés ! Mais cet amour-là est un mythe, destiné à nous faire oublier que les couples qui tiennent sont les couples unilatéraux : l’un aime et l’autre pas (ou aime moins…) et c’est ce qui permet au couple de durer parce que chacun des deux protagonistes y est rassuré : celui qui aime n’est pas livré à l’angoisse d’un conjoint qui ne le lâcherait jamais, et celui qui est aimé se sent libre d’aller et venir, dans sa tête ou en réalité, sans crainte d’être abandonné.

Y a-t-il une spécificité sexuelle à chacune de ces deux attitudes ? Bien sûr, et le lecteur a sans doute déjà réparti les rôles. Les hommes et les femmes ne sont pas égaux dans la façon de résoudre ce dilemme. Les uns ont envie d’aimer et de rester insaisissables – d’où leur passion du secret – tandis que les autres ont plutôt envie d’être aimées et de pouvoir mettre régulièrement leur prétendant à distance… après s’être toutefois assurées qu’il reviendra ! Mais le mérite de Two Lovers est de nous montrer que nous sommes tous partagés entre ces deux désirs… parce que c’est une façon d’échapper à une relation passionnelle partagée… et étouffante. Une relation d’autant plus terrifiante pour chacun qu’il l’a déjà vécue et a eu toutes les peines du monde pour s’en affranchir… puisqu’il s’agit de celle qui l’a uni à sa mère.

Maman, quand tu nous tiens !

Bien sûr, nous n’avons pas tous eu une mère intrusive et possessive. Et si nous avons chacun développé le goût de vivre, c’est même qu’au début, tout allait pour le mieux. La mère « suffisamment bonne » dont parlait le psychanalyste Winnicott – et qui est en fait une mère normalement attentionnée – nous a permis de constituer la fameuse illusion de toute-puissance qui donne au bébé la conviction de pouvoir faire apparaître tout ce qu’il attend : nourriture, câlins, chaleur… Mais ensuite, tout s’est gâté. Il a fallu accepter les frustrations diverses, ressenties comme autant d’injustices. Et l’enfant a découvert qu’il n’était pas le maître du monde. Plutôt que de renoncer à l’idée de toute-puissance, il a alors attribué celle ci à ses parents : il les a crus tout puissants, et il les a craints à la mesure du pouvoir qu’il leur conférait. L’illusion exaltante de tout contrôler s’est transformée en terreur d’être contrôlé à son tour, et notamment par celle que l’enfant avait d’abord cru  pouvoir manipuler à sa guise, sa propre mère. Voila pourquoi, même quand une mère fait tout pour favoriser l’indépendance de son enfant, celui-ci ne peut jamais s’empêcher de penser qu’elle veut le contrôler. Et si la mère cède un tant soit peu à la tentation de surveiller réellement son rejeton, l’angoisse est totale. C’est ce qui se passe dans Two Lovers.

Parler de « mère juive » pour la mère du héros est un euphémisme. Sa surveillance est constante et tatillonne. Elle regarde par dessous la porte de sa chambre pour tenter de voir ce qu’il fait, colle son oreille à la cloison pour entendre ce qu’il dit, regarde sur Internet les sites qu’il a consultés… et va jusqu’à le suivre dans la salle de bain avant d’être mise brutalement dehors ! Son danger pour le héros est d’ailleurs redoublée par une métaphore, celle de la mer dans laquelle il se noie au début et vers laquelle il retourne à la fin en décidant, cette fois, d’en rester à l’écart…

Avec une telle mère, pas étonnant donc que cet homme ne puisse envisager que deux éventualités qu’apparemment tout oppose, et qui sont en réalité deux variantes du même choix : aimer sans être payé de retour, ou bien ne pas aimer celle qui l’aime, et qui l’aimera évidemment toujours. Et rien d’étonnant non plus si, lorsqu’il est déçu, il passe si vite d’un choix à l’autre : c’est en réalité le même. Dans les deux cas, tout est fait pour exclure le risque d’aimer et d’être aimé à la fois, comme c’est le cas entre un enfant et sa mère. Il arrive ainsi bien souvent que l’absence d‘engagement réciproque soit vécu comme  la condition indispensable pour préserver le sentiment de sa liberté.