Sully – L’homme en mille morceaux du syndrome post traumatique

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Sully

L’homme en mille morceaux du syndrome post traumatique

 

Lorsqu’on pense au syndrome post-traumatique, ce sont les conséquences de blessures physiques ou psychiques qui viennent aussitôt à l’esprit, comme une atteinte corporelle ou la perte d’un être cher. Mais un tel syndrome peut aussi apparaître à la suite d’une situation que l’on est parvenu à maîtriser et dont on est sorti indemne. C’est ce que nous raconte le dernier film de Clint Eastwood, Sully. L’histoire réelle du commandant Sully Sullenberger qui, le 15 janvier 2009, suite à une panne des deux moteurs de son airbus A320, réussit à se poser sur l’Hudson River, en plein cœur de New York, et à éviter une catastrophe qui aurait pu être aussi tragique que celle du 11 septembre 2001.

 

Un afflux brutal et inattendu d’excitations de toutes sortes

Le trauma psychique se définit d’abord par l’afflux brutal et inattendu de sensations, d’émotions, d’états du corps et de représentations qui débordent à la fois les capacités sensorielles, émotionnelles et mentales. A peine le commandant Sullenberger a-t-il remarqué, quelques minutes après son départ, que le ciel est dégagé, qu’un vol d’oiseau détruit les deux moteurs de son appareil. De tels accidents sont le plus souvent sans conséquence grave. Au pire, un moteur est endommagé, mais l’avion est conçu pour pouvoir rallier la base la plus proche en utilisant celui qui lui reste. Ici, les deux moteurs sont hors d’usage, un cas de figure qui n’est pas prévu par la check-list. La tour de contrôle donne alors la même consigne que lorsque l’avion conserve un moteur : rejoindre l’un des deux aéroports les plus proches, en l’occurrence La Guardia à New York ou Teterboro. Mais Sully Sullenberger comprend vite que ces deux options ne sont pas viables et il décide d’accomplir une manoeuvre qu’aucun pilote dans l’histoire moderne de l’aviation civile n’a jamais réussie : amerrir sur une étendue d’eau, ici l’Hudson River. Une opération particulièrement risquée, puisque si l’avant de l’appareil ou l’une de ses ailes heurte l’eau, il peut se briser en deux avec des conséquences fatales pour la majorité des 155 passagers, si on inclut le personnel de bord.

Sully Sullenberger arrivera à poser son avion, les sauvant tous. Le pilote, qui avait passé les 58 premières années de sa vie dans l’anonymat, devra endosser du jour au lendemain l’habit d’un héros, mais aussi celui d’un accusé. Lui et son copilote Jeff Skiles devront affronter les membres de la National Transportation Safety Board, le Conseil National de la Sécurité des Transports, pour une enquête qui durera quinze mois afin d’établir les responsabilités des deux hommes. Sully devra donc affronter deux catastrophes successives. D’abord le vol d’oiseaux qui a détruit en quelques secondes deux moteurs de son avion, puis la commission d’enquête qui le suspecte de comportements irresponsables. Il s’y ajoutera une troisième : une gloire médiatique mondiale à laquelle rien ne le préparait. Pour toutes ces raisons, Sully est un homme en mille morceaux. Et c’est ce morcellement qui semble définir finalement le mieux le syndrome post-traumatique.

 

Le stress de catastrophe

Le caractère massif et soudain des excitations survenant au moment d’un trauma est comparable à une sorte « d’indigestion » psychique. Une partie de la personnalité est comme figée au moment du drame. Les événéments s’y jouent et s’y rejouent sans cesse. Sully enchaîne des cauchemars dans lesquels il se voit aux commandes d’un avion qui perd progressivement de l’altitude jusqu’à exploser sur une tour de New York. N’oublions pas que l’Amérique restait encore à cette date traumatisée par les événements du 11 septembre 2001 et que les images du crash des deux avions surs les Tours du World Trade Center étaient présentes dans toutes les mémoires. Sully revoit dans ses rêves les images qui l’ont probablement assailli en pensant à ce qui risquait d’arriver avec son propre appareil. Il les a écartées de son esprit pour affronter l’urgence de la situation, mais une fois le danger écarté, elles reviennent le hanter.

Le pilote vit aussi des moments de rêve éveillé pendant lesquels il perçoit les mêmes images terrifiantes comme dans une sorte d’état second, au point de devenir totalement insensible aux sollicitations de son environnement, comme une personne qui lui adresse la parole ou l’appelle.

Enfin, dans certains cauchemars, il est accusé de n’avoir pas fait ce qu’il fallait, d’être un imposteur, un criminel potentiel auteur de comportements irresponsables.

 

Le stress de honte

Les angoisses et les reproches que Sully Sullenberger s’adresse à lui-même ne sont pas sans fondements. Les experts de la National Transportation Safety Board le suspectent d’être un fantaisiste qui a fait courir à 150 personnes un risque mortel pour se faire remarquer. On va jusqu’à prétendre qu’il aurait eu des conduites alcooliques ou toxicomanes, que ses capacités auraient été affectées par des problèmes conjugaux… Au point que Sully se demande si son appréciation de la situation a été la bonne, s’il n’a pas couru des risques immodérés, et que finalement il ne sait plus très bien s’il a bien ou mal agi. Il risque d’être interdit de vol et privé de sa retraite. Et s’ils ne parvenaient plus à payer les traites de leur maison, sa femme et lui se verraient transformés en sans-abris.

Qu’en est-il dans les faits ? Plusieurs simulations de vol seront organisées à la fois aux Etats-Unis et en France au siège d’Airbus à Toulouse. Elles montreront que le vol 1549 aurait eu le temps de rejoindre les deux aéroports indiqués par la tour de contrôle. Mais Sully Sullenberger parviendra finalement à démonter la validité de ces reconstitutions en argumentant que la catastrophe… n’était pas prévisible ! En effet, les pilotes à qui il a été demandé de se mettre « à la place » de Sully et de son copilote lors d’une reconstitution savaient qu’ils allaient faire face à une catastrophe… et celle-ci n’en était donc plus une. Le propre de la catastrophe est en effet de survenir toujours là où elle n’est pas attendue, d’une façon surprenante et avec une intensité imprévue. Et même avec cette préparation psychologique, les pilotes engagés dans des simulateurs pour rejoindre Teterboro dans les conditions du vol 1549 ont dû s’y reprendre à 17 fois pour parvenir à se poser correctement. En plus, leur manœuvre d’approche de cet aéroport avait commencé dès la première seconde suivant le choc. Sully Sullenberger arrivera à faire comprendre qu’après celui-ci, quelques dizaines de secondes furent nécessaires au pilote et à son copilote pour comprendre qu’un retour vers l’aéroport était nécessaire : de nouvelles simulations enlevant 35 secondes aux pilotes enfermés dans une cabine de simulation, aux Etats-Unis et en France, indiquèrent alors que l’atterrissage dans les conditions prévues par les ordinateurs n’était tout simplement pas réalisable.

 

Le stress de célébrité

Ces accusations, déjà très difficiles à gérer émotionnellement, le deviennent encore plus du fait de la position exactement opposée d’une très large partie de l’opinion publique. Mis en accusation par la Commission américaine de sécurité des transports, la NTSB, pour des fautes graves, Sully Sullenberger est simultanément porté en triomphe par les médias. Toutes les femmes lui tombent dans les bras, certaines lui font des propositions de mariage… De simple pilote inconnu parmi tant d’autres, gérant sa vie personnelle au jour le jour comme chacun d’entre nous, Sully Sullenberger devient brutalement un homme à la fois honni par les experts des compagnies d’assurance qui veulent absolument démontrer une erreur humaine de sa part et le rendre responsable de la perte de l’appareil, et célébré partout comme un héros, dans les lieux publics, les cafés, les théâtres, autant d’occasions dans lesquelles il est acclamé. Et s’il est finalement blanchi par la commission d’enquête, Sully Sullenberger n’en n’a pas fini pour autant avec le traumatisme des médias. Il doit accepter que son destin lui échappe. Accepter qu’il existe d’un côté le Sully Sullenberger qui a vécu sa vie entière comme un obscur commandant d’aviation. Et d’un autre côté le héros national qui a réussi quelque chose que personne n’avait jamais fait et qui a réconcilié les Etats-Unis avec son aviation : comme il est dit à plusieurs reprises dans le film, c’est vraiment la première fois depuis le 11 septembre 2001 qu’il y a une bonne nouvelle à propos d’un avion ! Quant à Sully Sullenberger, il constate qu’il est rentré dans l’histoire pour les 208 secondes qui ont séparé le choc des oiseaux de son amerrissage sur l’Hudson, et pour les 150 passagers sauvés, alors qu’il en a transporté pendant toute sa carrière un million sans que jamais la qualité de ce service ni son importance ne soit reconnues nulle part.

 

Se reconstruire

Après un traumatisme, la reconstruction psychique s’appuie à la fois sur les échanges individuels et sur la mémoire collective. Ce processus permet de sortir de la confusion entre le passé et le présent grâce à la construction narrative. Celle-ci est évidemment facilitée quand le traumatisme n’implique pas la confiance dans l’humain, les souffrances associées aux catastrophes naturelles s’avérant plus faciles à élaborer que celles liées aux attentats, et les plus difficiles étant celles qui sont liées aux génocides. Mais cette mémoire élaborative est aussi grandement facilitée quand un interlocuteur privilégié valide notre expérience du monde tout en reconnaissant qu’elle nous appartient en propre. Parler à quelqu’un est une étape indispensable de l’élaboration psychique. La femme de Sully Sullenberger joue ce rôle, mais elle n’échappe pas non plus à des manifestations traumatiques. Alors qu’elle accueille avec soulagement l’annonce que son mari est vivant après l’amerrissage, elle s’effondre quelques jours plus tard en pleurant et en lui disant qu’il aurait pu mourir. D’où l’importance pour Sully de trouver en la personne de son copilote le témoin indispensable pour valider et maintenir sa représentation du monde et de lui-même. De nombreuses scènes du film nous les montrent s’épaulant et se redonnant du courage mutuellement. Il est en outre remarquable que, comme l’ont révélé les enregistrements de la boite noire de l’appareil, pendant ces 208 secondes de tension et d’angoisse, jamais Jeff Skiles n’a mis en cause la décision extrêmement risquée de son commandant de poser l’Airbus 320 sur l’eau.

 

Le quatrième traumatisme

Enfin, un dernier traumatisme attendait Sully Sullenberger. La rencontre avec Clint Eastwood. Le pilote qui avait dû survivre à la fois aux accusations les plus extrêmes de la Commission de sécurité et aux manifestations les plus excessives d’une opinion américaine enthousiaste à son sujet, devait maintenant se confronter à la perspective troublante de voir l’acteur Tom Hanks l’incarner à l’écran. « Une vision surréaliste » d’après les propres propos du héros du vol 1549.

Sully Sullenberger s’est finalement reconstruit une nouvelle vie autour de cet épisode. A une époque où il est beaucoup question qu’un grand nombre de nos activités quotidiennes soit réglé par des machines, il fait valoir un discours différent. Depuis la fin de sa carrière de pilote en 2010, il donne des conférences dans le monde entier, devant des éducateurs, des pilotes, des médecins, et même des responsables de centrales nucléaires, pour expliquer qu’il est essentiel de toujours laisser la possibilité à l’homme de reprendre la direction de la situation.  Le contrôle humain doit toujours primer sur la technologie.

 

 

 

 

ENCADRE

Le psychiatre Louis Crocq définit le trauma comme : « un phénomène d’effraction du psychisme et de débordement de ses défenses par des excitations violentes afférentes à la survenue d’un événement agressant ou menaçant pour la vie ou pour l’intégrité (physique ou psychique) d’un individu qui y est exposé comme victime, comme témoin ou comme acteur » (Crocq, L. (2007). Stress et trauma. In Traumatismes psychiques : prise en charge des victimes, Paris, Masson, p. 3‑13).

 

Bibliographie

Crocq, L. (2007). Stress et trauma. In Traumatismes psychiques : prise en charge des victimes. Paris, Masson.