The Dark Knight Rises – Comment une société fait évoluer ses mythes au gré des traumatismes qu’elle subit

par | 2012 | 2012, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

The Dark Knight rises

 ou

Comment une société fait évoluer ses mythes au gré des traumatismes qu’elle subit

 

Batman ne tue jamais ses adversaires. Pourtant, c’est pendant la projection de son film que James Holmes a commis sa tuerie. En France, on ne peut pas s’empêcher de  penser à Richard Durn, qui a tué des élus pendant un conseil municipal à Nanterre le 27 mars 2002, faisant 8 morts et une quarantaine de blessés. Avant de sauter par un vasistas et de se tuer, il avait déclaré être fasciné par Robert de Niro dans Taxi Driver. Il disait avoir l’impression que Robert de Niro était lui, et qu’il était Robert de Niro. Même avant que le cinéma existe, le risque a toujours existé, pour ceux qui ne savent pas qui ils sont, de se confondre avec autrui. C’est un problème de limites. Mais dans la vie de tous les jours, dans une conversation par exemple, si vous avez tendance à faire cette confusion, il y a toutes les chances pour que votre interlocuteur vous remette à votre place et vous dise : « Attention, tu te trompes, ça, c’est pas toi, c’est moi ! » Hélas, au cinéma, le héros ne sort pas de l’écran pour mettre fin à la confusion. Alors elle couve, se développe en silence, et peut exploser. Une simple analogie peut prendre une importance démesurée autour de laquelle tout s’organise : par exemple celle d’être un vengeur masqué ou quelqu’un qui va régénérer le monde après un bain de sang. Les images ne valent que par la façon dont nous les recevons et les interprétons, et leurs conséquences dépendent de tellement de facteurs qu’il est impossible de prétendre qu’une image puisse rendre meurtrier.

Pourtant, et même si Batman n’est pour rien dans la tuerie de Denver, son évolution depuis quelques années a de quoi intriguer…

 

  1. Un justicier de plus en plus hors la loi

Les premiers super héros ont été crées et édités par des Juifs d’Europe de l’Est immigrés aux Etats-Unis au moment de la montée du nazisme, c’est-à-dire au milieu et à la fin des années 1930. La création de super héros sauvant les innocents était une manière pour eux de tenter d’imaginer une solution fantaisiste à la montée des périls, à défaut de pouvoir imaginer une solution réelle. A l’origine, ces super héros mettaient donc leurs pouvoirs au service de la loi qu’ils tentaient de faire respecter : ils ne tuaient pas les hors-la-loi et les remettaient toujours à la justice. C’était un peu des super Tintin doté de pouvoirs exceptionnels, mais respectueux de l’organisation sociale comme lui.

Puis, dans les années 1970, leur mort a été annoncée, ou plutôt leur vieillissement. C’est bien normal. A cette époque, la chute du rideau de fer faisait imaginer à certains un monde délivré de tout conflit. On parlait même de « fin de l’histoire » ! Le capitalisme triomphant se voyait déjà régner partout. Les super héros dont la vocation est de combattre le mal qui menace la civilisation n’avait plus lieu d’être. Mais le choc du 11 septembre 2001 lui a fait reprendre du service et a donné à sa mission un caractère nouveau.

La découverte que des terroristes peuvent imaginer des actions n’ayant pas d’autre but que de détruire le plus grand nombre possible d’Américains a plongés dans l’effroi. Un modèle nouveau de criminel est apparu : le criminel pervers insensible à toute punition, parce que son seul mobile est le plaisir de détruire. Dans The dark Knight, du même réalisateur, une phrase montrait bien l’effroi suscité par cette découverte : « Certains hommes sont sans but logique, comme l’argent. On ne peut les acheter,  les intimider, les raisonner ou les amener à négocier. Certains hommes veulent juste voir le monde brûler». Le 11 septembre 2001, les américains ont découvert à la fois que la fin du monde était possible… et que tous les moyens étaient bons pour l’empêcher, y compris la torture et les lois d’exceptions décidées par le Président Bush. Dans The Dark Knight Rises, une idée revient souvent, notamment dans la bouche des policiers les plus courageux et les plus résolus: « Le respect des règles est une entrave à la défense de la justice ». En clair, qui veut faire triompher la justice a tout intérêt à se mettre hors la loi.

 

  1. Face à un monde pourri

Imaginer un monde plus noir que celui de ce film est difficile. Il est d’une noirceur complète, sans espoir ni figure de compassion. Le héros Bruce Wayne (Christian Bale) est un orphelin ténébreux et solitaire qui a assisté à la mort de ses parents alors qu’il était enfant, puis qui a vécu le choc de la mort de sa compagne. Ces deux traumatismes semblent se doubler d’un troisième : avant de mourir, elle aurait envisagé de ne pas faire sa vie avec Bruce, mais avec son rival de toujours. Bruce Wayne est donc devenu Batman, mais sa vie de redresseur de torts ne lui procure aucune satisfaction. La femme dont il tombe d’abord amoureux (Miranda Tate incarnée par Marion Cotillard) est certes richissime, mais on découvrira finalement à quel point son enfance tragique l’a laissée brisée. Quant au méchant de l’histoire, Bane (Tom Hardy), il a subi de la part de ses codétenus une terrible agression qui l’a durablement handicapé, pour avoir pris la défense d’une femme et d’une fillette innocentes elles aussi incarcérées, et il ne rêve que de détruire le monde.

Mais il n’y a pas que les héros qui soient noirs dans The Dark Knight Rises. Le monde entier est marqué par la hantise de la catastrophe. Une catastrophe qui est évidemment une image de celle que les Etats-Unis ont vécue le 11 septembre 2001, d’autant plus que Gotham ressemble  beaucoup à New York. Mais la catastrophe, ici, se veut totale. Car Bane ne se contente pas de plonger la ville dans la terreur en faisant exploser des ponts et des infra structures. Il organise aussi la mise en scène de la fin de toute civilisation. Il organise une triple catastrophe : financière, économique et sociale. Et il prévoit qu’à la fin, quand chacun se sera entretué pour sauver sa peau ou régler ses comptes dans l’espoir de survivre, tous périront dans une apocalypse nucléaire.

D’abord, il s’empare des empreintes digitales de Bruce Wayne pour organiser sa ruine, et, on imagine, l’effondrement de la bourse. Sa mise en accusation du système capitaliste est sans appel. A un trader qui tente de s’opposer à lui en disant « il n’y a pas d’argent à voler à la Bourse », il répond : « Si c’était vrai, pourquoi seriez-vous ici ? ».

Bane provoque également une crise économique et sociale. Il attire l’ensemble de la police de la ville dans des souterrains dont il fait exploser les entrées de telle façon que la ville se trouve privée de ses forces de l’ordre. Parallèlement il ouvre la prison principale de la ville dont les détenus sortent vêtus des combinaisons orange des prisonniers de Guantanamo… et armés de fusils d’assaut. Les laissés pour compte sont invités à donner libre cours à leur vengeance, les maisons des riches sont pillées, leurs habitants sont jetés dans les cages d’escaliers ou par les fenêtres dans des images qui rappellent les images de la crise de 1929, tandis que des accusateurs publics condamnent à l’exil, après des parodies de procès, tout ce que la ville compte encore d’autorités morales non corrompues. A l’exil, ou plutôt à la mort, puisque les condamnés doivent tenter de traverser le fleuve gelé sur un plaque de glace trop mince pour supporter le poids de leur corps.

Cet effondrement généralisé reçoit enfin une illustration spectaculaire dans l’écroulement des fondations qui soutiennent la ville. Car Bane a fait disposer par une entreprise de travaux publics des charges explosives dans tout le béton qu’elle a coulé depuis des années. Au moment exact où il le choisit, toutes ces infra structures explosent en même temps, entraînant dans leur chute les ponts, les immeubles et les équipements collectifs qu’elles supportaient. C’est un 11 septembre démultiplié, dont l’image la plus spectaculaire est celle de l’immense palais des sports dont le terrain s’effondre pendant un match. Les piliers sur lesquels la ville de Gotham est bâtie s’affaissent comme une métaphore de l’effondrement des bases sur lesquelles sa société était édifiée.

 

  1. Un message ambigu

Le message du film se veut humaniste. A l’inspecteur qui dit à Batman son admiration pour les grandes choses qu’il accomplit, celui-ci rétorque que chacun peut en faire, « à commencer par mettre un manteau sur les épaules d’un enfant pour l’assurer que la vie continue »… C’est en effet ce geste qui semble avoir sauvé Bruce Wayne du désespoir lorsqu’il est devenu orphelin. Et puis, pour terminer, Batman et Catwoman (Anne Hathaway) se retrouvent à Florence, autrement dit dans une ville de la Renaissance. Occasion pour eux, peut-être, de naître à une nouvelle vie. Catwoman n’avait d’ailleurs pas d’autre but, dans le film, que de s’emparer d’une commande lui permettant d’effacer son passé. A la question de Batman de savoir pourquoi elle ne changeait pas de vie et continuait sa carrière de voleuse professionnelle, elle avait répondu : « Ici le moindre gamin de douze ans peut obtenir votre CV sur son téléphone mobile, je ne peux pas recommencer ma vie ». Autrement dit, Catwoman était condamnée à rester une voleuse aussi longtemps que les données personnelles accumulées sur elle dans divers fichiers étaient accessibles sur Internet. C’est la possibilité que lui a donnée Batman. Parmi toutes les menaces qui pèsent sur la démocratie, Christopher Nolan fait donc figurer en bonne position, à la fin de son film, les fichiers informatiques constitués sur chacun d’entre nous, souvent  à notre insu. D’ailleurs, le jeune policier qui décide de prendre la relève de Batman se prénomme Robin. Cela ne vous rappelle rien ? Robin des Bois, bien sûr, le hors la loi défenseur de la veuve et de l’orphelin, mais aussi tous les nouveaux « robin » qui partent en guerre contre les dangers que les nouvelles technologies représentent pour les libertés, de Julian Assange aux Anonymous, ces derniers encore mieux masqués que Batman lui-même… Le prochain Batman se transformera-t-il en hacker pour mener la guerre aux fichiers informatiques qui sont aujourd’hui une menace majeure sur nos libertés ?

Pourtant, cette note optimiste ne peut pas nous faire oublier que Batman version Nolan a bien changé. Tuer ne fait toujours pas partie de sa morale, mais sa complice Catwoman le fait pour lui. Il existe deux canons sur la moto de Batman et il lui suffit d’appuyer sur un bouton pour qu’un tir bien ajusté élimine Bane. Le spectateur est obligé de lui donner raison. En sauvant Batman, elle lui permet de venir au secours des habitants de Gotham.

Ce film accrédite donc l’idée que seul un individu qui transgresse les pouvoirs institutionnels va pouvoir sauver les citoyens, et la civilisation. D’ailleurs, le jeune policier Robin qui a décidé d’endosser à son tour l’habit de Batman le dit pour justifier son choix : « les règles sont des entraves à la défense de la justice ». Il y a bien une scène d’obéissance dans le film : un officier de police a reçu l’ordre d’empêcher les citoyens de Gotham de quitter la ville car Bane a promis, si ce n’est pas le cas, de la faire exploser. Il obéit le mieux possible à cet ordre et fait tirer sur quiconque s’approche du barrage. Le problème est que comme la vraie intention de Bane est de faire exploser la ville quoiqu’il arrive, ce policier zélé empêche des milliers d’innocents d’échapper à la mort…

 

  1. La question de la violence

Que penser de l’effet sur les spectateurs d’un discours qui fait l’apologie de la transgression et montre qu’il n’y a aucune raison de respecter la loi puisque tout est pourri ? C’est toute l’ambiguïté de la figure du redresseur de torts qui se met hors la loi. D’autant plus que ce genre de films a un impact international. Son influence, comme celle de tous les modèles, s’organise autour de l’observation des conduites de chacun et des bénéfices qu’il en tire. Il a été montré qu’une exposition répétée à des séquences valorisant les réponses violentes peut entraîner une diminution de la sensibilité à la souffrance d’autrui et une valorisation de la violence comme moyen privilégié de résoudre les difficultés de la vie quotidienne. Cette influence des images violentes se manifeste toutefois moins par le développement de comportements explicitement violents que par l’inhibition des conduites d’entraide et de coopération dans les relations sociales. En outre, l’observation des conduites d’autrui, que ce soit dans la réalité ou dans des mises en scène, n’est qu’un facteur parmi des centaines d’autres qui influencent les conduites agressives, que ce soit dans le sens de leur déclenchement ou au contraire de leur inhibition. Certains de ces facteurs sont biologiques, d’autres liés aux apprentissages menés par le passé dans des expériences directes ou d’imitation, et d’autres encore sont liés aux circonstances comme une chaleur excessive, le bruit, l’entassement dans un espace réduit et tous les facteurs de stress. Enfin, les images violentes n’ont pas le même effet chez tous les enfants : il y a ceux qui voient dans ces images une légitimité à utiliser la violence pour résoudre leurs problèmes quotidiens, ceux qui s’identifient plutôt aux victimes, deviennent de plus en plus craintifs et finissent par considérer que la violence est une fatalité contre laquelle ils ne peuvent rien, et enfin ceux qui réagissent à la violence en développant des aspirations réparatrices. Bref, les images qui ont un contenu violent peuvent susciter des comportements violents, mais seulement chez certains spectateurs et à certaines conditions… Malheureusement, les conséquences de cette diversité sont réduites par les phénomènes de groupe. Par le climat d’insécurité qu’elles alimentent, les images violentes intensifient les phénomènes régressifs. Les enfants portés à adopter des comportements de médiation y renoncent tandis que ceux qui ont des tendances craintives se soumettent à un leader dont ils acceptent non seulement l’autorité, mais aussi les mauvais traitements. Toute bande fonctionne comme un dispositif de persécution tout autant que de protection, et ce sont les réponses violentes qui l’emportent, dans la bande et à l’extérieur d’elle, même si elles ne sont valorisées à l’origine que par certains enfants seulement.

Comment s’opposer à ces effets ? Dans la mesure où il semble difficile de changer le paysage audio visuel, les seuls moyens disponibles consistent à tenter d’augmenter les facteurs de protection qui ne sont pas spécifiques aux images. Si, dans les bandes, des médiateurs adultes invitent à réguler les tensions autrement que par la violence, les risques sont considérablement diminués. L’efficacité des programmes de prévention a également été démontrée comme, en France, celle du « Programme des trois figures » destiné aux enfants des maternelles et centré sur les personnages de l’agresseur, de la victime et du redresseur de tort. Mais cette leçon est valable à tout âge. Développons partout les messages qui valorisent la compassion, l’entraide et la solidarité. Car la réalité est souvent inhumaine, mais il est toujours possible d’y réagir de façon humaine.

Et si c’était ça, la leçon de Batman à faire passer à nos enfants ?

 

 

Bibliographie

 

Jeffrey G. Jonhson A., Cohen P., Smailes EM. Kasen S., Brook J.S, « Television Viewing and Aggressive Behavior during Adolescence ans Adulthood (Consommation télévisuelle et comportement agressif à l’adolescence et à l’âge adulte) », Science, vol, 295, n°5564, 29 mars 2002, pp. 2469-2471.

Tisseron S. (2000), Enfants sous influence, les écrans rendent-ils les jeunes violents ? 10/18, 2003.

Tisseron S. (2010) Prévention de la violence par le « Jeu des trois figures », Devenir, Volume 22, Numéro 1, 2010, pp. 73-93.

Tisseron S., Wawrzyniak M. (2002), La rencontre avec les images violentes chez les 11–13 ans, du stress à la grégarité, Neuro psychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, Vol 50 – N° 4 – juin 2002, Pages: 292-299.