Loving – L’altruisme contrarié par la préférence pour ceux qui nous ressemblent

par | 2017 | 2017, Chronique de Cinéma

Loving

L’altruisme contrarié par la préférence pour ceux qui nous ressemblent

L’homme vient au monde porteur à la fois du penchant à collaborer et partager, et d’une inclination à préférer ceux qui lui ressemblent. La loi peut légitimer la première… ou la seconde.

 

En juin 1958, Richard Loving et Mildred Jeter, qui vivent tous deux en Virginie, décident de se marier. Mais Richard est blanc et Mildred est noire. Or, dans cet État du Sud de l’Amérique, les unions dites « inter-raciales » sont interdites. Ils se marient donc dans le district voisin de Columbia, mais à leur retour, ils sont arrêtés et mis en prison. En 1967, leur cause sera plaidée devant la Cour Suprême et servira de levier pour faire légaliser sur tout le territoire américain la possibilité de mariages entre blancs et noirs.

Une ségrégation perçue comme naturelle

Tout commence comme une banale histoire d’amour. Lorsque Mildred annonce à Richard qu’elle est enceinte, celui-ci se déclare heureux. Pourtant, très vite, ce film nous confronte à des questions essentielles sur la nature humaine et la fonction de la loi. Car l’être humain est enclin naturellement à se rapprocher de ceux qui lui ressemblent et à écarter les autres, et la loi peut contredire cette orientation, ou au contraire la légitimer. Revenons au film. Parce que Richard est très amoureux, mais aussi pour éviter que leurs enfants soient déclarés nés sans père et « batârds », il décide d’épouser Mildred. L’un et l’autre souhaitent simplement vivre tranquillement leur union. Maçon, Richard rêve de construire une maison pour sa famille, tandis que Mildred se sent protégée par un mari qui, comme elle le dira à plusieurs reprises, « prend si bien soin d’elle ». Mais la loi, comme dans un roman de Kafka, ne les laisse pas en paix. Le soir de leur mariage, deux policiers armés viennent les arracher à leur lit conjugal pour les conduire, dans deux véhicules séparés, jusqu’à la prison où ils sont enfermés dans l’attente de leur procès qui doit être jugé une semaine plus tard. Poursuivis comme des délinquants, ils seront condamnés à l’exil dans un autre État pour une durée de 25 ans.

Les États-Unis, en 1960, sont dans ce paradoxe. Richard regarde à la télévision s’élever vers le ciel les premières fusées qui enverront bientôt des hommes sur la Lune. Mais cette société, qui entre à pas rapides dans les technologies du XXIe siècle, continue d’interdire les rapprochements entre êtres humains censés appartenir à des races jugées incompatibles.

Or le plus spectaculaire, et le plus dérangeant, dans ce film, est que, finalement, personne ne se révolte contre cette loi. Tous donnent l’impression de l’avoir parfaitement intériorisée. Le policier qui vient arrêter le couple en pleine nuit éprouve une certaine compassion pour Richard. Il lui fait même un cours de psychologie pour lui expliquer comment l’évidence d’une indispensable séparation des races a été brouillée dans sa petite enfance. Richard a en effet grandi dans une communauté dans laquelle coexistaient les descendants de différentes tribus indiennes, des noirs et des blancs. En outre, son père, qui était blanc, travaillait pour un employeur noir… Pour ce policier, Richard est donc victime autant que coupable : la confusion dans laquelle il a été élevé a perverti son jugement naturel.

Le juge qui condamne Richard et Mildred à un an de prison invoque quant à lui la « loi divine ». Si Dieu a réparti les noirs, les blancs, les rouges et les jaunes dans des territoires distincts, écrit-il dans son jugement de 1958, c’est parce qu’il ne voulait pas les voir se mélanger. Bien que ces populations puissent coexister au XXe siècle sur les mêmes terres, la loi de Dieu impose donc de continuer à empêcher leur métissage. Pouvoir se réclamer d’un sens fixé par la transcendance épargne toute nécessité d’argumentation. Même l’avocat des époux Loving qui leur évite un an de prison ne manifeste jamais le moindre doute sur le caractère juste et équitable de cette loi. Son métier est d’essayer d’arranger les choses au mieux pour ses clients, c’est tout. Du côté de sa mère, Richard ne trouve pas plus de compréhension. Elle ne se cache pas de lui dire qu’il « n’aurait jamais dû épouser cette fille » et se mettre dans une situation aussi compliquée. Les voisins ? Les blancs sont tous des délateurs en puissance. Et les noirs ? Un ami avec lequel il organise des courses de voiture lui suggère de divorcer pour vivre tranquille ! Tous trouvent finalement que cette ségrégation est sensée… Et même les époux Loving ne la contestent pas. S’ils reviennent vivre en Virginie au risque d’être arrêtés et remis en prison, c’est après un accident survenu à leur jeune fils renversé par une voiture alors qu’il jouait dans la rue. Mildred ne supporte plus de vivre à la ville. Elle a grandi à la campagne et désire que ses enfants le fassent aussi. Richard, qui veut vivre en paix, accède au souhait de sa femme. Le couple ne revient pas en Virginie par esprit de contestation, mais pour vivre à la campagne près de leurs familles respectives ! Toutes ces personnes sont-elles victimes d’une intoxication massive ?

Ce serait presque préférable. Mais la raison profonde est plus problématique. Il existe chez l’être humain un désir, inné semble-t-il, de préférer les individus qui lui ressemblent sur les autres. Bref, de faire de la ségrégation.

 

L’origine naturelle du désir de séparer les humains en catégories

Il y a quelques années, Jean-Marie Le Pen a provoqué un scandale en affirmant qu’il était normal que nous nous sentions plus proches des membres de notre famille que des locataires de notre immeuble, plus proches de ceux-ci que des inconnus de notre ville, et plus proches encore de ceux-ci que des habitants d’autres pays. Certains ont crié au racisme, il aurait mieux valu, hélas, lui donner d’abord raison. Car Jean-Marie Le Pen avait raison de dire que cette attitude est humaine. Il avait raison car l’homme a en effet tendance accorder sa confiance en priorité à ceux qui lui ressemblent, et à se méfier de ceux qui sont différents de lui. Mais Le Pen avait tort de considérer que nous devions définir nos choix et nos actes sur la base de cette première impression ! En excellent démagogue qu’il est, il ne disait rien de faux, mais énonçait le programme d’un funeste penchant de l’être humain, oubliant que si nous le suivions, nous basculerions rapidement dans un monde invivable.

Des chercheurs sont partis à la rencontre de ce penchant. Quand apparaît-il ? Est-il inné ou acquis ? Pour cela, ils ont imaginé de confronter des bébés à des situations simples dans lesquelles ceux-ci sont invités à prendre parti pour un personnage ou un autre. Dès que l’enfant commence à différencier les éléments constitutifs du monde, vers l’âge de 7 ou 8 mois, il est en effet confronté à faire des choix : de qui se rapprocher, de qui s’éloigner ? Dans la vie quotidienne, la réponse est simple : il se rapproche de ceux qui lui sont familiers, c’est-à-dire des personnes qui s’occupent de lui. Mais l’expérimentation a justement pour objectif de tester des situations moins évidentes. Des expériences ont montré que, chez le bébé, cette préférence pour ceux qui lui ressemblent va jusqu’à brouiller les catégories du bien et du mal et mettre en extinction le sens moral dont il semble pourtant bénéficier de façon innée (voir encadré). L’historien des sciences Michael Shermer arrive à la même conclusion. Même si l’homme est une espèce foncièrement coopérative et morale, écrit-il, son attachement à ses proches engendre facilement la méfiance pour ceux qui n’en font pas partie, et la haine à leur égard si sa communauté lui paraît menacée. La juridiction raciste de l’État de Virginie n’avait fait, hélas, qu’inscrire dans la loi un principe présent au cœur de tout être humain.

 

Un dénouement ambigu

Le film de Jeff Nichols nous montre donc que rien n’est pire que d’inscrire dans la loi des tendances de l’homme dont elle devrait au contraire veiller à le protéger. Car l’homme vient au monde porteur à la fois du penchant à partager et à identifier les comportements positifs, et d’une inclination à préférer ceux qui lui ressemble. Et c’est là que la loi peut tout changer en légitimant la première… ou la seconde.

Le 12 juin 1967, un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, intitulé Loving versus Virginia, a déclaré, à l’unanimité des neuf juges, que toute loi apportant des restrictions au droit du mariage en se fondant sur la couleur de peau des époux est anticonstitutionnelle. Il l’a fait, si on en croit le film de Jeff Nichols, en arguant du fait que le mariage soit un « droit naturel ». Ainsi, des lois d’apartheid raciste qui prétendaient s’appuyer sur une transcendance religieuse se sont trouvées balayées par une argumentation prétendant s’appuyer sur une autre forme de transcendance, « naturelle » celle-ci. Nous sommes en 2017, et on voit le chemin parcouru. Les décisions de justice qui ont rendu possible le mariage entre personnes du même sexe ne se sont pas réclamées d’un droit « naturel ». C’est parce que tous les citoyens doivent être traités de façon égale par la loi et qu’il est impossible d’interdire à certains ce qui est autorisé à d’autres. Mais le film de Jeff Nichols nous montre que la vigilance s’impose. Rien ne nous met définitivement à l’abri du désir de légitimer un jour notre préférence pour ceux qui nous ressemblent en l’inscrivant dans une loi. Restons vigilants.

 

ENCADRE : Le sens moral inversé par la ressemblance (Bloom P., Just babies, The Origins of Good and Evil, Crown Publishers, 2013).

Dans cette expérience, un enfant de sept à huit mois assiste à un petit spectacle dans lequel une marionnette cherche à ouvrir une boîte, sans y parvenir. Une seconde marionnette vient alors à son secours.  Mais une troisième surgit et empêche finalement la première d’ouvrir la boîte. Invité à récompenser soit la deuxième, soit la troisième, l’enfant choisit quatre fois sur cinq la seconde, celle qui s’est montrée secourable. Il démontre par ce choix que, malgré son jeune âge, il sait identifier une attitude altruiste et la récompenser.

Mais dans un second temps, la marionnette qui empêche l’autre d’ouvrir la boîte est vêtue d’un tee-shirt de la même couleur que celui que porte l’enfant. À ce moment-là, le bébé préfère la marionnette qui a le tee-shirt de la même couleur que le sien, même si elle est « méchante ». Autrement dit, confronté à manifester sa préférence entre un comportement altruiste et une communauté d’identité, l’enfant choisit la seconde. Ici, il s’agit d’une communauté de tee-shirts. Plus tard, cela pourra prendre la forme d’une langue partagée, d’une même couleur de peau ou de l’appartenance à un quartier, une ville ou une nation.

 

 

Bibliographie

Bloom P., Just babies, The Origins of Good and Evil, Crown Publishers, 2013.

Shermer M., The Moral Arc, First Éditions, 2015.