Serge Tisseron
The Place Beyond the Pines
Pères et fils : soumissions et hostilités
Freud aimait évoquer l’attitude fondamentalement ambivalente de la relation d’un garçon à son père. Pour lui, tout fils était forcément partagé entre deux attitudes affectives opposées, l’une de soumission tendre et l’autre de défi hostile. On sait aujourd’hui qu’en disant cela, Freud ne parlait pas seulement des difficultés rencontrées par ses patients dans la relation à leur père, mais aussi de ce qu’il constatait de ses élèves à son égard… On sait aussi que cette analyse ne recouvre que la moitié de la réalité : si l’attitude des fils à l’égard des pères est ambivalente, celle des pères à l’égard des fils ne l’est pas moins ! Bien sûr, tous les pères ont envie que leur fils réussisse là où ils ont échoué, du moins consciemment. Mais ils ont en même temps souvent le désir inavouable qu’ils n’y parviennent jamais. Autour de cette question complexe, Derek Cianfrance a réalisé un film sombre au titre étrange : The Place Beyond the Pines. Mais avant d’en comprendre la signification, le spectateur aura été invité à suivre trois épisodes successifs.
Né sans père
C’est le premier épisode d’un tryptique aux allures de tragédie antique. Tout commence avec l’arrivée de Luke (Ryan Gosling) dans la ville de Schenectady. Le jeune homme aux allures ténébreuses gagne maigrement sa vie en la risquant chaque soir dans une attraction foraine au nom évocateur : « le globe de la mort ». Il tourne à pleine vitesse dans une sphère de métal au volant de sa motocyclette, en évitant deux autres motards lancés en sens contraire. Derek Cianfrance pouvait difficilement trouver une image plus terrible pour évoquer à la fois le mépris du danger dans lequel vit Luke, et l’absurdité de sa vie, condamné qu’il semble être à tourner sans arrêt dans sa cage comme un rat dans la sienne. Luke rencontre ce soir là une jeune femme qu’il a connue quelques années auparavant, Romina (Eva Mendes). Il la raccompagne jusqu’à sa porte, où elle lui confie qu’elle ne vit plus seule. Le lendemain, il revient sonner chez elle. La mère de Romina lui ouvre, un bébé dans les bras. « Qui est-ce? » demande Luke. La grand mère hésite quelques instants, puis répond: « C’est ton fils… Il s’appelle Jason… Prends le dans tes bras ».
Si Luke avait pensé devenir père au décours de son aventure avec Romina, il est probable qu’il ne s’y serait jamais engagé. Il en donnera lui-même la raison un peu plus tard : il n’a jamais connu son propre père, ce qui lui rend très difficile de l’être lui-même. La découverte de sa propre paternité bouleverse alors sa vie. Il démissionne de son travail itinérant et décide de se fixer à Schenectady pour s’occuper de Jason. Mais Luke est moins motivé par l’idée d’élever son fils que de s’élever lui-même à la dignité de père… Si Jason devient le fils idéal dont il a toujours rêvé, c’est parce qu’il rêve d’être pour lui le père idéal qu’il n’a pas eu. C’est ce qu’on appelle en psychologie une relation d’objet narcissique. L’autre n’est investi qu’à la mesure du bénéfice qu’on en retire en termes d’estime de soi. Peut-être même Luke veut-il seulement échapper au sentiment douloureux d’abandonner sa progéniture comme lui-même a été abandonné : c’est ce qu’on appelle en psychologie une formation réactionnelle. Mais ce type de relation l’empêche à la fois de voir sa propre réalité et celle de son fils. C’est uniquement son indifférence vis-à-vis de l’amour que lui porte Romina qui est la cause de l’impasse dans laquelle il se trouve ; et si c’est l’intérêt de Jason qui lui importe, il devrait bien se garder de briser la famille structurante que Romina a construire pour lui.
Mais Luke a décidé de s’occuper de « son fils » quoiqu’il arrive. Son impatience à trouver de l’argent le fait rencontrer un garagiste marginal qui lui conseille de braquer des banques. Son premier hold up est une réussite. Le lendemain, il débarque sans prévenir dans la maison de Romina avec un lit pour bébé et commence à l’installer dans la chambre de Jason. Aveuglé par son rêve d’être un père parfait pour un fils idéal, il refuse de sortir quand le compagnon de Romina le lui demande. Une dispute s’ensuit, il l’assomme. Une caution payée par le garagiste le fait échapper à la prison. Il décide d’un nouveau hold up, et rencontre son destin en la personne d’un autre père, policier celui-là, que tout oppose à lui.
Ce policier acharné et ambitieux (Avery Cross joué par Bradley Cooper) prend en effet Luke en chasse. Alors que cette histoire aurait pu se terminer par l’arrestation en bonne et dû forme du braqueur avec l’arrivée des renforts demandés, Cross transforme la situation en scène de meurtre. Il entre dans la maison où Luke s’est réfugié et explore chacune des pièces, jusqu’à finir par le trouver. Il tire sur lui. Blessé, celui-ci riposte, puis tombe par la fenêtre et se tue. C’est une chance pour Cross qui a tiré le premier: le seul témoin est mort, et il pourra donc prétendre à la légitime défense. Ainsi se termine le premier épisode de The Place Beyond the Pines.
De père en fils
Le second épisode va voir à la fois l’irrésistible ascension de Avery Cross, et sa non moins irrésistible culpabilité. Car Cross va être lui aussi tenaillé par l’angoisse de laisser un enfant sans père. Pour Luke, c’était son propre fils; pour Cross, ce sera le fils de celui dont il a tué le père en contrevenant à sa déontologie professionnelle. Mais les deux héros vont gérer les choses bien différemment. Car Cross n’a pas seulement un fils, il a aussi un père. Et pas n’importe lequel: un juge intègre, respecté, et influent… qui a en outre sur son fils des vues très élevées.
Ainsi d’un côté y a-t-il un père sans père incapable de gérer sa propre paternité. Et de l’autre, ce que l’on serait tenté d’appeler une généalogie de pères dont la maison familiale garde d’ailleurs la trace, puisque les portraits des ancêtres, y compris celui de Avery Cross, se trouve dans la montée d’escalier. Le film de Derek Cianfrance semble ainsi tirer inexorablement le spectateur du côté d’un déterminisme social. L’appartenance sociale du père serait le support majeur de celle du fils. La famille est la base de la socialisation. Qui n’en a pas souffre d’une désinsertion majeure qui redouble son trouble psychique d’un trouble social.
Un tel message peut paraître banal en France où les travaux de Pierre Bourdieu nous ont largement sensibilisés à la reproduction sociale, mais il l’est beaucoup moins aux Etats Unis qui vivent sur le mythe de la réussite possible de tous par le mérite et par l’effort. Avery Cross va en effet largement bénéficier du réseau social, du carnet d’adresses et de l’habileté manœuvrière de son père. D’autant plus que celui-ci se dévoue sans compter pour la réussite de son fils. Il le sort notamment d’une affaire de corruption en lui conseillant de devenir le délateur de ses complices, puis l’engage à entamer une carrière politique en lui donnant pour modèle le prestigieux président Roosevelt. Et après la mort de son père, Avery Cross déclare que quand il a dit à son père espérer le voir vivre jusqu’à la fin de sa campagne électorale, celui-ci lui aurait répondu espérer vivre suffisamment pour assister à la victoire de son fils. On ne saurait mieux témoigner sa confiance à sa progéniture… et on ne saurait être plus obéissant. Mais n’oublions pas que le policier Avery Cross, avant de réussir sa brillante carrière guidé par son père, a assassiné sans sommation un autre père… Est- ce pour Derek Cianfrance le prix à payer pour éviter de tuer le sien, ou plus simplement d’entrer en conflit avec lui ?
Quand le fils incarne la face cachée du père
Le premier épisode de la saga imaginée par Derek Cianfrance nous avait raconté les mésaventures d’un père désespéré de ne pas savoir comment endosser son rôle parce que son propre père avait fait défaut. Le second nous avait présenté comment un fils soutenu par son père arrive à déjouer toutes les difficultés. Le troisième va nous montrer comment les pères ne transmettent pas seulement ce qu’ils connaissent et désirent : on transmet aussi souvent à son insu… y compris ce qu’on préfèrerait ne pas transmettre.
Le fils d’Avery Cross s’affirme en effet rapidement comme l’exact contre-pied de son père : celui-ci était un policier obsédé par l’ordre et l’autorité, celui-là va devenir un adolescent tyrannique qui sème la terreur pour imposer sa loi à ceux qu’il sent plus faibles que lui. Un tel saut d’une génération à l’autre est-il possible dans la réalité ? Oui, il n’est pas rare que des enfants d’instituteurs se mettent en échec scolaire, ou que des enfants de policiers ou de juges flirtent avec la délinquance. Mais comment l’expliquer ? A vrai dire, plusieurs interprétations sont possibles et le lecteur pourra choisir celle qui lui convient.
Tout d’abord, il peut s’agir pour un fils de manifester son hostilité à l’égard de son père. Mais n’oublions pas non plus que quand un enfant ne peut pas verbaliser son agressivité contre son père, il finit toujours par la retourner contre lui-même, au risque de faire des choix qui le conduisent à l’échec, voire à la prison. Or le fils de Cross a été séparé de son père par le divorce de ses parents et confié à la garde de sa mère, de telle façon qu’il n’a probablement pas pu s’opposer à lui directement. D’ailleurs, au moment où il demande à vivre avec son père, celui-ci s’y oppose d’abord en disant à sa femme que le moment est très mal choisi car il vient justement de se lancer en politique. On peut penser que son fils a également reçu l’avertissement pour lui : ce n’était pas le moment de s’opposer à son père… Son entrée en délinquance pourrait alors bien être une façon de se mettre lui-même en échec… et d’obliger son père à revenir vers lui… de façon à pouvoir évidemment lui reprocher de ne pas avoir été là plus tôt, au bon moment. De telles stratégies n’ont pas besoin d’être conscientes pour s’imposer, et on les voit fonctionner dans les familles comme dans les couples.
Mais une troisième interprétation du comportement du fils de Cross est également possible : il serait attiré par la partie sombre de son père que celui-ci a tout fait pour cacher aux autres, et se cacher à lui-même. Car Avery Cross n’est pas celui qu’il cherche à faire croire ! Rappelons nous du début du film : qu’est ce qui peut pousser un policier de service, qui a localisé la cachette d’un braqueur de banque, et qui attend les renforts, à se précipiter, l’arme au point, dans la pièce où il sait que se trouve le voleur pour faire feu sur lui sans sommation? Qu’est ce qui peut bien le pousser, sinon le désir de tuer ? On aurait donc tort de croire que ce policier, ensuite, dénonce ses collègues malhonnêtes parce que la culpabilité d’avoir privé Jason de père le taraude. La conscience d’être un homme malhonnête était là bien avant. Ses collègues corrompus ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés puisqu’ils l’avaient associé sans hésiter à leurs magouilles. Ils avaient vu juste depuis le début ! Ou plutôt, ils avaient vu la moitié des choses : la part sombre de Avery Cross. Mais ils n’avaient pas prévu que Cross serait d’autant plus acharné à paraître honnête qu’il est plus malhonnête. La dénonciation de ses collègues obéit finalement à la même logique que le meurtre de Luke: poursuivre et éliminer les malfaiteurs pour se cacher à lui-même qu’il est habité par la tentation du mal. Derek Cianfrance reprend ici un thème traditionnel du cinéma américain qu’on trouve notamment largement illustré dans les films de super héros.
Mais, comme il arrive souvent dans ces cas là, on peut tromper tout le monde… sauf ses propres enfants. Le fils se sent alors tenté d’incarner la part d’ombre du père que sa vie publique apparemment exemplaire a rendue invisible aux yeux de tous, sauf aux siens.
Cianfrance pourtant tenir à finir sur une note optimiste. C’est donc Jason qui aura le dernier mot. Il apprend d’abord par son père adoptif de qui il est le fils, puis il entre en possession d’une photographie qui le représente bébé dans les bras de Luke et Romira, accédant du même coup à la représentation structurante de l’amour de ses géniteurs. Les dernières images nous le montrent enfin traverser les Etats-Unis pour rejoindre, dans la montagne, une ferme cachée derrière une rangée de pins. Le propriétaire du lieu lui vend une vieille moto semblable à celle qu’il a pu imaginer que son père utilisait. Il renoue ainsi avec le seul aspect de celui-ci qui ait été publiquement valorisé : son extraordinaire dextérité de motocycliste. Monté sur cette ancienne moto, il renoue ainsi avec le père héros dont on devine qu’il lui a manqué, celui qui transmet des rêves de gloire et de grandeur.
Si Jason avait connu son père, il lui aurait probablement reproché bien des choses, et du héros à moto, il ne serait peut-être rien resté. Mais parce qu’il ne l’a pas connu, il doit s’en construire une histoire en commençant par le début, c’est-à-dire par l’idéalisation. C’est par là que débute l’histoire du père chez les tout-petits enfants qui sont proches du leur, et par là que commencent, à tout âge, ceux qui le découvrent sur le tard. N’en reste-t-il pas d’ailleurs quelque chose quand nous élisons ce père bien particulier qu’est notre président de la république ? L’adolescence et la révolte contre le père qu’elle implique sont indispensables pour que l’enfant devienne adulte. Mais l’enfant ne peut la vivre que si l’idéalisation du père a d’abord été au rendez vous. Tout est affaire de moment.
Bibliographie
Thélot C. (1982) Tel père tel fils, position sociale et origine familiale, Paris, Dunod, 1982.
Boudon R. (